Artisans de l’ombre, les éditeurs discographiques sont, la plupart du temps, totalement inconnus du grand public, alors que nombre d’entre eux mènent un travail remarquable en permettant à de jeunes artistes de se faire connaître et en révélant souvent des répertoires peu fréquentés. Depuis sa création en 2004, le label Ramée a acquis une réputation d’excellence en se distinguant par le soin extrême apporté à la réalisation de ses disques, qu’il s’agisse des enregistrements eux-mêmes, mais aussi des pochettes, livrets et même de la texture de leur emballage. Rainer Arndt, directeur de Ramée, a eu la gentillesse de répondre à mes questions et je l’en remercie chaleureusement, ainsi que Catherine Meeùs, sans la bienveillance de laquelle cet entretien n’aurait certainement pas pu voir le jour.
Jean-Christophe Puček : Rainer Arndt, à l’instar de nombre d’éditeurs discographiques, le grand public ne vous connaît pas ou peu. Pourriez-vous nous parler de votre parcours personnel et professionnel avant la création de Ramée ? Quelle place la musique tenait-elle dans votre éducation ou votre héritage familial et quelle est la sienne aujourd’hui ?
Rainer Arndt : Mes parents ne sont pas musiciens mais très mélomanes. J'ai toujours été très attiré par la musique, que l'on écoutait beaucoup à la maison, et, tout petit déjà, je passais des heures devant le tourne-disque. J'ai le souvenir qu'à l'âge de 4 ans, les Romances pour violon de Beethoven m'ont marqué au point de décider alors d'apprendre le violon. Par ailleurs, j'ai toujours été passionné par les techniques d'enregistrement. À 18 ans, j'ai envisagé de faire des études d'ingénieur du son, mais en Allemagne de l'Est il fallait, pour ceci, pouvoir très bien jouer du piano, ce qui n'était malheureusement pas mon cas. Pour la même raison, je n'ai pu étudier la musicologie. J'ai donc entamé des études de violon "moderne" et de composition avant de me tourner vers la musique baroque. Après mes études, achevées auprès de Sigiswald Kuijken à Bruxelles, j'ai joué dans différents ensembles de musique ancienne en Europe. C'est un peu par hasard que j'ai commencé à faire de la prise de son de manière professionnelle : j'ai un jour donné un coup de main à un ami directeur de label – Sebastian Pank de Raumklang – qui savait que je le faisais pour mon plaisir, et cela s'est tellement bien passé que nous avons décidé de continuer à travailler ensemble de façon plus soutenue. Après cinq ans de travail pour Raumklang et différents autres labels, j'ai fondé Ramée en 2004. Après avoir longtemps hésité, le travail pour Ramée devenant de plus en plus prenant, j'ai finalement décidé en 2007 de cesser mes activités professionnelles de violoniste.
J.-C. P. : Alors que de nombreux observateurs prophétisent, depuis quelques années, la mort du disque, il faut être ou un peu inconscient, ou vraiment passionné pour se lancer dans l’aventure que constitue le lancement d’un nouveau label. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à fonder Ramée, qui plus est à une période a priori aussi peu favorable à ce type d’activité ?
R.A. : Alors que je travaillais pour différentes maisons de disques, de plus en plus d'artistes ont manifesté le désir de travailler avec moi. J'ai d'abord réfléchi avec Sebastian Pank à l'idée d'ouvrir une collection au sein de Raumklang, mais cela n'a pas pu être concrétisé ; j'ai alors décidé de fonder mon propre label. J'étais alors absolument conscient de la situation difficile du marché, mais le plaisir que je retirais de ce travail était si grand et la collaboration avec les musiciens tellement enthousiasmante que je voulais nous offrir, aux musiciens et à moi-même, une plate-forme permettant la réalisation de tous ces projets intéressants. Mais il était très clair que ce ne serait qu'avec un produit hors du commun que l'on pourrait se faire remarquer.
J.-C.P. : Vous assumez, outre les fonctions de producteur, celles de preneur de son et de directeur artistique, un modèle qui fait penser, par exemple, à celui de Jérôme Lejeune, le directeur du label Ricercar. Auprès de qui avez-vous appris ces différents métiers ? De quelles autres personnes l’équipe de Ramée se compose-t-elle et de quels moyens disposez-vous pour soutenir et développer votre activité ?
R.A. : J'ai appris la prise de son sur le tas, d'abord en m'enregistrant moi-même ou mes propres ensembles de musique de chambre, puis en observant les preneurs de son lors des enregistrements auxquels j'ai participé comme violoniste. En outre, la composition nécessite une oreille intérieure qui aide sans aucun doute à la conception d'images sonores. Ma formation de musicien m'a forgé l'oreille nécessaire au rôle de directeur artistique et mon expérience de violoniste m’a permis de saisir au plus près les dynamiques et de gérer l'énergie physique et psychologique des musiciens au cours de l'enregistrement.
J'ai, dès le départ, travaillé avec Catherine Meeùs, ma femme, également violoniste, qui s'occupe d'un tas de choses : du site Internet, de certains montages, de la mise en page des livrets, des traductions vers le français et d'une partie de la logistique. Notre graphiste depuis le début, Laurence Drevard, est une part importante de l'âme de notre label. Aujourd'hui, une grande partie des premiers montages est réalisée par Marcin Lasia et les traductions sont assurées par Will Wroth vers l'anglais et par Franziska Gorgs vers l'allemand. Nous avons fonctionné "en autarcie" jusqu'ici : nous ne sommes ni subventionnés ni sponsorisés, sauf rares exceptions de coproductions.
J.-C.P. : Dès ses débuts, Ramée a été remarqué par la qualité des disques proposés, qu’il s’agisse du soin apporté aux enregistrements, aux livrets d’accompagnement, aux images illustrant les jaquettes, et même du toucher satiné de leur emballage cartonné. Pourquoi cette volonté extrême de raffinement ? Parvenez-vous à amortir les coûts de production de chaque disque, que j’imagine assez élevés ? Envisagez-vous à terme, comme certains de vos confrères, de vous associer plus largement avec des festivals ou des radios pour coproduire certains de vos enregistrements ?
R.A. : Il a toujours été clair pour nous qu'il fallait que notre produit soit de grande qualité. Je recherche, dans la prise de son, le naturel dans des acoustiques transparentes permettant de percevoir le chatoiement des instruments et les détails de l'écriture. Nous avons pris beaucoup de temps, près d'un an, pour élaborer la ligne esthétique du label, en collaboration avec notre graphiste. Laurence Drevard effectue un vrai travail de recherche historique et de prospection dans les musées européens pour choisir des objets de l'époque en relation avec le répertoire enregistré. Il fallait que nos disques se reconnaissent du premier coup d'œil en se démarquant de ce qui existait déjà, que la conception de la mise en page ne soit pas laissée au hasard, que les textes prennent en compte les avancées musicologiques les plus récentes, que les traductions soient très soignées, que le souci de qualité aille jusqu'au moindre détail, jusqu’au toucher de la pochette.
Nos coûts de production sont évidemment très élevés, malgré notre personnel restreint. La situation financière du label a, de tout temps, été très serrée, ce qui nous a conduits à faire quelques coproductions. Il est aujourd'hui malheureusement très difficile de réaliser ce type de collaboration en préservant intégralement l'identité du label, capitale à nos yeux. Après six ans de travail presque bénévole, nous avons décidé de rejoindre une structure plus large et plus performante sur le plan commercial, afin d'assurer un meilleur fonctionnement financier. Dès l’été 2010, Ramée fera partie du groupe Outhere, au même titre que les remarquables labels Aeon, Alpha, Fuga Libera, Outnote, Ricercar et Zig-Zag Territoires.
J.-C.P. : Les éditeurs discographiques indépendants se trouvent souvent confrontés, faute de budget conséquent à consacrer à la communication, à des problèmes de visibilité. Comment parvenez-vous à promouvoir vos productions ? Quel est l’impact réel des critiques tant sur la notoriété que sur les ventes du label ?
R.A. : Jusqu'ici, nous dépendions principalement de nos partenaires distributeurs pour la promotion de nos disques. Nous avons ponctuellement engagé des collaboratrices en relations publiques, Eve François, puis Vicky Stoten, qui ont travaillé à la promotion auprès de publics ciblés, mais notre présence publicitaire reste relativement restreinte. Nos disques sont, en revanche, assez largement recensés par la critique dans de nombreux pays, ce qui constitue une présence importante dans la presse spécialisée. L'impact réel de ces critiques reste cependant difficile à estimer, surtout sur les ventes, sauf dans le cas d'une récompense importante. La notoriété y gagne certainement.
J.-C.P. : Venons-en maintenant à vos choix artistiques. En dépit de quelques échappées vers le XIXe siècle, le cœur du répertoire que vous documentez s’étend du Moyen-Âge aux débuts de l’âge classique. Quelles sont les raisons qui vous ont fait privilégier la musique ancienne ? Jusqu’à quelles périodes pourriez-vous étendre le champ de vos productions et lesquelles vous semblent-elles, en revanche, difficilement envisageables ?
R.A. : De par ma formation et mon métier de violoniste baroque, c'est évidemment dans ce milieu que j'ai le plus de connaissances parmi les musiciens, et c'est également la musique que je connais le mieux. De plus, chez Raumklang j'ai exclusivement travaillé sur des enregistrements de musique ancienne. J'ai donc tout naturellement privilégié ce répertoire à la fondation de Ramée. Je pense qu'il est important, sur le plan commercial, que le label garde un cadre clair. C'est pour cette raison que je n'inclurai pas de répertoires plus tardifs dans mon catalogue.
J.-C.P. : A côté d’œuvres rares, voire inédites, vous consacrez également certains enregistrements à des compositeurs célèbres, en particulier Bach ou, bientôt, Mozart ou Haendel. Quelles sont les raisons qui vous incitent à explorer des pans du répertoire où la concurrence est obligatoirement plus rude ?
R.A. : J'ai, dès le départ, privilégié des répertoires peu courus, des œuvres peu ou pas enregistrées ou dans des instrumentations particulières, mais les artistes veulent pouvoir enregistrer également des compositeurs plus connus. Même si la concurrence est rude, la demande du public est aussi plus large. Devant la demande à la fois des artistes et du public, j'ai décidé d'élargir quelque peu la ligne éditoriale.
J.-C.P. : Votre catalogue fait place, à côté d’artistes avec lesquels vous avez enregistré plusieurs disques, comme, par exemple, Léon Berben ou les Muffatti, à de nouveaux talents, comme les ensembles Ludus Modalis ou, plus récemment, Les Inventions. Le fait de travailler sur le long terme avec les mêmes artistes est-il important à vos yeux ? Comment découvrez-vous les artistes que vous décidez de produire ?
R.A. : Il est à la fois très important pour moi de travailler sur le long terme avec des musiciens et de présenter de jeunes artistes qui n'ont pas encore eu l'opportunité de réaliser un enregistrement. Vu le nombre restreint de sorties annuelles – de 8 à 10 –, je n'ai malheureusement pas la possibilité d'accepter toutes les propositions que l'on me fait. Pour la même raison, je ne peux pas offrir à chacun des artistes présents dans mon catalogue d'enregistrer un disque chaque année, mais j'essaye autant que possible de rester fidèle. Jusqu'ici, tous les projets d'enregistrement m'ont été proposés spontanément.
J.-C.P. : Beaucoup de labels offrent aujourd’hui, en parallèle des disques, la possibilité de télécharger les albums qu’ils produisent. Quelle est votre position sur cette nouvelle façon de consommer la musique ? Ramée développera-t-il, à l’avenir, une offre de téléchargement ?
R.A. : Je comprends tout à fait les avantages de cette façon de consommer la musique, mais c'est contradictoire avec la philosophie de notre label : nous proposons un objet à part entière, la pochette en fait partie intégrante et est presque aussi importante que la musique, dont la qualité sonore en téléchargement est (encore) restreinte. Je crois que la plus grande part de notre public nous suit dans cette philosophie et que le téléchargement ne s'adresse qu'à une petite partie des auditeurs de Ramée, du moins pour l'instant. Néanmoins, avec le passage chez Outhere, la possibilité de télécharger notre catalogue sera offerte.
J.-C.P. : Pour finir, comment voyez-vous, vous qui en êtes acteur, l’avenir de l’industrie du disque ? Quels sont les espoirs et les projets de Ramée pour les années à venir ? Et, enfin, si on vous en donnait la possibilité, quelles sont les œuvres que vous souhaiteriez enregistrer ?
R.A. : Il est extrêmement difficile, voire impossible, de prédire l'avenir de l'industrie du disque. J'ai envie de croire qu'il existera toujours un support physique pour la musique enregistrée, quelle que soit sa forme. L'avenir nous dira quelle place il occupera dans l'industrie de la musique parmi les possibilités futures de téléchargement en haute définition. Peut-être le disque avec pochette et livret deviendra-t-il un objet de luxe ou de collection, comme le sont déjà les disques vinyles aujourd'hui. J'ai l'espoir que beaucoup d'œuvres magnifiques restent encore à découvrir dans les bibliothèques et que les pouvoirs publics et les mécènes privés rendront possible que les musiciens-chercheurs les fassent connaître au grand public. Je n'ai pas d'envie précise d'œuvre à enregistrer. Dans une seconde vie, je fonderai un label dédié à la musique contemporaine.
Propos recueillis par Jean-Christophe Puček en mai 2010.
Accompagnement musical :
N.B. : Effectuer un choix dans un catalogue aussi riche que celui de Ramée n’est pas une sinécure, aussi ai-je laissé ma subjectivité guider celui que je vous propose. Le dernier extrait est tiré du disque consacré à Mozart paru ce jour et qui sera bientôt chroniqué sur ce site.
1. Amour, de qui je sui trestout espris, ballade, Manuscrit de Turin, Biblioteca Nazionale Universitaria, J.II.9, fol. 138r (fin XIVe-début XVe siècle)
La Morra
Corina Marti, flûte & direction
Michal Gondko, luth & direction
Flour de Beaulté, chansons de Chypre à la fin du Moyen-Âge. 1 CD Ramée RAM 0602. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
2. Paschal de L’ESTOCART (c.1537-après 1587), Suzanne un jour, extrait du recueil Sacræ Cantiones (1582).
Ludus Modalis
Bruno Boterf, ténor & direction
Deux cœurs aimants, chansons, odes, psaumes et motets de 3 à 7 voix. 1 CD Ramée 0703. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
3. Johann Christoph PEZ (1664-1716), Concerto grosso/Sinfonia en sol mineur, R.18 : Chaconne.
Les Muffatti
Peter van Heyghen, direction
Ouvertures – Concerti. 1 CD Ramée 0705. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
4. Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791), Trio pour clarinette, alto et pianoforte en mi bémol majeur dit « Kegelstatt », KV 498 : Andante.
Nicole van Bruggen, clarinette & clarinette de basset
Anneke Veenhoff, pianoforte
Jane Rogers, alto
Phantasia : Trio en mi bémol majeur KV 498 « Kegelstatt », Fantaisie pour pianoforte en ut mineur KV 475, Arrangement pour pianoforte et clarinette de basset (1809) du Quintette pour clarinette KV 581. 1 CD Ramée RAM 1002. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Illustrations du billet :
La photographie de Rainer Arndt est de Catherine Meeùs.
Jan KUPECKY (Pezinok, Slovaquie, 1667-Nuremberg, 1740), Jeune homme au violon, années 1690. Huile sur toile, 89,5 x 72 cm, Budapest, Musée des Beaux-Arts.
Eustache LE SUEUR (Paris, 1616-1655), Réunion d’amis, c.1640-44. Huile sur toile, 136 x 195 cm, Paris, Musée du Louvre.
Paolo Caliari, dit VERONESE (Vérone, 1528-Venise, 1588), Junon déversant ses présents sur Venise, 1553-55. Huile sur toile, 365 x 147 cm, Venise, Palazzo Ducale.