Habitué à brouiller les pistes, Steve Jobs déclarait en janvier 2008, à propos du Kindle, que « 40% des gens aux États-Unis ne lisent guère plus d’un livre par an. Partant de là, tout le concept est bancal ». Deux ans plus tard, il annonçait l’iPad. Entre temps, le Kindle a été un succès et il a littéralement construit le marché du livre électronique aux États-Unis. Appareil mono-tâche, il s’adresse avant tout aux gros lecteurs de livres. De l’autre côté, l’iPad est une tablette multifonctions, qui permet aussi bien de regarder des vidéos, écouter de la musique, lire un magazine, surfer sur Internet ou même lire un livre. C’est un appareil de convergence des différents médias mais aussi de concurrence frontale entre eux.
Un univers modulable : quelle place pour le livre ?
La réussite de la plateforme inaugurée avec iPhone OS permet à l’utilisateur de « composer » son environnement numérique avec des applications qui correspondent à ses besoins. Un seul appareil peut se transformer aussi bien en excellente plateforme de jeux qu’en un véritable appareil de lecture. . Et quelque chose nous fait dire que pour bon nombre d’utilisateurs, ce sera une console de jeu…
Les applications présentes directement sur l’iPad sont en général les plus utilisées. L’utilisateur va tirer bénéfice d’iTunes pour écouter de la musique, du lecteur vidéo pour visionner des séries ou des films. En revanche, l’application iBooks ne sera pas disponible d’office. Il faudra donc passer par l’App Store pour la récupérer (compatible avec l’iPhone dès cet été), ainsi que d’autres applications de lecture (Amazon, Kobo). Le livre se retrouvera donc au milieu des autres médias, et devra essayer de séduire le lecteur potentiel. L’iPad offre un accès direct à la boutique d’application et de contenus d’Apple et même avec l’arrivée de l’iBookstore, on peut se demander quelle sera la place du livre sur cette chaîne de distribution. Car avec 1,5 million de titres téléchargés pour un peu plus de 1 million d’iPad (dont une bonne partie gratuits), on aurait pu s’attendre à mieux. Mais comme dirait Steve Jobs, les Américains ne lisent plus…
D’ailleurs, comme le montre le premier spot publicitaire dédié à la tablette, tout va très vite sur l’iPad. Chaque média à sa seconde. Le livre aussi. Mais les utilisateurs lui en accorderont-ils au moins une ?
La nécessaire réinvention du livre
Faut-il s’inquiéter pour la lecture numérique? Pas vraiment. Ayant l’iPad depuis plus d’un mois, il est assuré néanmoins que le “livre homothétique” ne vivra pas longtemps sur ce type d’appareil. Apple ne cesse de le répéter, la révolution iPad n’est qu’à ses débuts mais une chose est sûre : le “texte déconnecté” n’a pas beaucoup d’intérêt sur ce produit. Voilà qui devrait réjouir les éditeurs, la lecture de romans continuera de se pratiquer sur papier ou sur des readers entrée de gamme. Certains types d’ouvrages tireront sûrement (et rapidement) parti des fonctionnalités de l’iPad, en particulier dans le monde de l’éducation qu’Amazon n’a pas réussi à séduire avec le Kindle en raison d’une interface et de contenus statiques.
De son côté, l’iPad peut se targuer de proposer des outils extrêmement performants pour la lecture. Les éditeurs et les développeurs devraient continuer à rivaliser d’imagination pour créer des applications toujours plus innovantes. La presse va sûrement être la grande bénéficiaire de l’arrivée de ce produit. Ce secteur s’est alarmé sur l’absence de partenariats directs avec des grands éditeurs à l’annonce du produit, mais le SDK fourni par Apple va leur permettre de créer des applications suivant leurs besoins (cf. Condé Nast sur l’iPad). L’idée d’un grand kiosque à journaux numériques paraît difficilement réalisable si l’on veut permettre aux éditeurs de se détacher au plus de la mise en page papier. Si le livre veut séduire sur ces appareils multifonctions, et surtout conquérir un nouveau public, il va devoir sortir ses meilleurs atouts : une réalisation de qualité et apporter des innovations. Le prix viendra ensuite. L’enjeu pour l’éditeur va être de répondre aux grandes tendances de la lecture numérique : lecture connectée aux réseaux sociaux, ouvrage recomposable, mise en valeur des communautés de lecteurs, ajout de contenus pertinents et bien intégrés etc.
À l’inverse, Amazon en lançant le Kindle, a choisi de faire du livre et rien que du livre. Cependant, tout ne se passe pas comme prévu dans les plans de la firme. Depuis le 1er avril, son modèle de vente d’ebooks à 9,99$ s’est effondré avec l’adoption du modèle d’agence concernant la majorité de son catalogue. La firme risque donc d’accélérer la sortie d’un appareil qui permettra d’accéder à tous les contenus numériques qu’elle propose : les livres, la musique, les films et les séries. Pourtant, on peut réellement se demander si une telle stratégie est pertinente. Amazon ne se retrouvera-t-elle pas face aux même soucis que ce que nous avons mis en avant plus haut ? Les utilisateurs du Kindle se compte par millions et ont acheté cet appareil pour lire des livres. Quitter ce chemin serait tourner le dos à un marché de lecteurs émérites.
Mais est-ce que l’ebook sera aussi intéressant et profitable confronté à d’autres contenus ? En cédant à la tentation d’un appareil capable de lire des vidéos, de la musique et bien d’autres contenus (une tablette en somme), Amazon pourrait bien mettre en péril son modèle de vente d’ebooks. La concurrence ne se situe pas entre livre papier et livre numérique mais bien entre le livre et les autres médias. Qui résistera à la série télé à 2,49$ (on parle même de 0,99$ pour bientôt aux US) contre un livre numérique à 12,99$?
Multimédia : le risque de la pyrotechnie
Comment doivent réagir les éditeurs ? Et les auteurs ? Faut-il céder aux sirènes du livre enrichi ? Des jeux vidéos ? Dès le lancement de sa plateforme, Apple a proposé d’un produit de convergence, totalement multimédias. La possibilité d’intégrer dans les vidéos dans les ebooks lus depuis iBooks en est la manifestation pour ce qui touche au livre.
Cet aspect multimédia est à double tranchant : il peut à la fois détourner le lecteur du coeur du texte que devenir un outil pour appuyer les textes. Certes, le spectacle est agréable pour les yeux mais c’est un plaisir de l’instant, totalement éphémère. L’enjeu est donc d’utiliser ces technologies innovantes pour améliorer la lecture, repousser les limites de notre capacité à mémoriser et nous donner les pièces pour nourrir notre créativité. Le livre n’était qu’une technologie permettant d’accéder au savoir. Le numérique en apporte une multitude qui, utilisées de la bonne manière, pourront être bénéfiques pour les lecteurs.