Obscurité (28)

Publié le 20 mai 2010 par Feuilly

C’est donc en courant qu’ils revinrent trouver leur mère et lui confier leurs craintes. Ils étaient si excités qu’ils avaient perdu, en cours de route, chapeau haut de forme et voile de mariée. Elle les écourta attentivement et convint qu’en effet leurs propos n’étaient pas dénués de fondement. On s’empara donc aussitôt des deux torches électriques qui subsistaient et on refit le parcours maintenant bien connu, en commençant par le débarras à l’entrée. Là, on inspecta le moindre recoin, on se pencha sous les vieilles machines agricoles, on déplaça des caisses, on fit tomber faux et râteaux pour voir si quelqu’un ne se dissimulait pas derrière… Il n’y avait fort heureusement personne ! Puis on emprunta le long couloir de la cave à fromages, non sans éclairer toutes les niches au passage. Enfin, en haut de l’escalier, on se souvint qu’on avait démonté autrefois la serrure et qu’on ne l’avait pas remise en place. Imprudence impardonnable qu’il convenait de réparer sur le champ. La mère, qui avait déjà rangé tous ses outils, put aller les chercher de nouveau. Et la voilà donc en train d’installer sa deuxième serrure de la journée. Elle sourit intérieurement en songeant au vieux commerçant de Limoges qui lui avait donné une clef. Quelque part, lui qui se sentait maintenant inutile, aurait été content de la voir employer le tournevis avec dextérité. Il se serait dit que finalement son métier avait encore de l’avenir et que tant qu’il y aurait des maisons, il faudrait des serrures pour les protéger et donc aussi des hommes (ou des femmes) pour placer celles-ci. Elle se dit aussi que ce vieux monsieur avait été admirable en lui offrant cette clef gratuitement. Non pas pour le prix en lui-même, qui devait être dérisoire, mais pour le geste. Dans un siècle où tout se payait comptant et où, dans les écoles de commerce, on apprenait aux jeunes à voler légalement leurs prochains et à s’enrichir à leurs dépens, le fait de poser un acte gratuit sortait pour le moins de l’ordinaire. Elle sentait tout ce qu’il y avait d’humanité derrière tout cela. Aider son prochain pour le plaisir de le seconder était admirable, d’autant plus que cela n’était pas fait dans une démarche religieuse aussi ridicule qu’intéressée (en espérant retirer de ses bonnes actions un profit personnel dans une vie future) mais vraiment de manière désintéressée…

Quand la serrure fut remise en place et la porte bien verrouillée, les enfants récupérèrent les vêtements qu’ils avaient perdus dans leur précipitation et allèrent les ranger au grenier comme ils l’avaient promis. Puis, comme la journée avançait et que l’on commençait de nouveau à avoir faim, on se mit à préparer le dîner. C’est qu’avec toutes ces émotions, on avait oublié le déjeuner cette fois, mais tant pis ! Les jours suivants, on essaierait de vivre un peu plus normalement… L’enfant s’occupa donc d’allumer un nouveau feu avec les branches du pommier et on mangea sur la terrasse, à la lumière, luxe inouï, de la nouvelle lampe Camping-gaz. A la fin du repas, pour économiser le combustible, on l’éteignit et on resta là à contempler la lune qui montait dans le ciel tandis que les premières chouettes commençaient à émettre leurs longs cris plaintifs. La vie, finalement, pouvait être simple, parfois. Ils en étaient là de leurs réflexions quand, sur leur gauche, le ciel s’illumina soudain d’une gerbe d’étincelles, suivie aussitôt par une déflagration. Tout le monde sursauta et Pauline en renversa même son verre de limonade. Mais déjà une deuxième étoile enflammée resplendissait dans la nuit. Rouge et bleue elle allait en s’agrandissant, éparpillant partout de petites flammèches qui bientôt s’éteignirent, tandis que les lointains résonnaient encore de la nouvelle déflagration qui avait suivi. Un feu d’artifice ! Incroyable ! C’est ainsi qu’ils apprirent qu’on était le quatorze juillet, ce que tout le monde avait complètement perdu de vue. Pendant un instant ils retrouvèrent donc le temps des hommes, celui des horloges et des calendriers. La quatorze juillet ? Déjà ? Et en même temps il leur semblait à tous avoir quitté leur vrai domicile depuis des lustres, tant il s’était passé de choses depuis leur départ. Ils se regardèrent et sans se le dire ils surent que chacun avait grandi et qu’aucun d’eux n’était plus vraiment le même.

Ensuite, pendant que le feu d’artifice continuait à illuminer la nuit, l’envie leur vint d’aller faire un tour à La Courtine, de se mêler à la foule, de voir du monde, d’écouter de la musique, ou tout simplement de s’asseoir à une terrasse de café et de manger une glace. Mais ils savaient que c’était impossible. D’abord, il était bien tard et le temps de descendre jusque là, ils risquaient bien d’arriver à la fin des festivités. Et puis la mère fit valoir qu’il ne fallait pas trop attirer l’attention. La situation n’avait pas changé. Que répondraient-ils si jamais on leur demandait d’où ils venaient ? Parler de la maison, c’était devoir parler de sa propriétaire, cette mystérieuse amie qu’eux-mêmes n’avaient jamais vue et dont personne, d’ailleurs, ne savait ce qu’elle était devenue. Et si cela se trouvait, les gens, en ville, en savaient plus qu’eux sur son compte. Imaginons qu’elle soit partie à l’étranger pour un an. On ne comprendrait pas pourquoi subitement, ni par quel hasard, ils seraient venus investir les lieux. Et puis ce n’était pas tout, comme dans toutes les fêtes, il risquait d’y avoir des gendarmes pour assurer le service d’ordre. Vu leur situation scabreuse, mieux valait tout de même ne pas aller se jeter dans la gueule du loup. En réalité, il y avait encore un autre motif, mais celui-là, la mère n’en parla pas et le garda pour elle : elle avait peur de rencontrer son agresseur de la nuit dernière ! Dans ce cas, il n’aurait plus qu’à les suivre pour savoir où ils demeuraient, pour autant que ce ne fût pas déjà lui qui s’était introduit dans la maison pendant leur absence.

Ils restèrent donc là, sur leur terrasse, à regarder un peu tristement les fusées qui éclataient maintenant dans un bouquet final grandiose. Ils se sentaient à la fois heureux d’être là, ensemble, et en même temps ils étaient un peu décontenancés de se retrouver irrémédiablement en marge de la société. Car en principe on ne s’enfuit pas de chez soi, on n’ère pas sur les routes sans savoir où aller, on ne pénètre pas de force dans une maison, on ne dort pas la nuit dans une voiture après avoir écrasé un sanglier. Non, personne ne faisait cela et ils en avaient conscience. Ils n’avaient pas eu le choix, en fait, la vie en avait décidé pour eux. Mais maintenant qu’ils avaient accepté de suivre cette voie marginale et d’entrer dans l’illégalité, il fallait en payer les conséquences. Et une de ces conséquences, c’était de rester ici, en pleine nature, plutôt que de se mêler à la compagnie des hommes.

Quand la dernière fusée eut éclaté, quand la dernière gerbe d’étoiles eut illuminé tout l’univers, la grande nuit reprit ses droit et l’obscurité revint, plus profonde que jamais. L’écho de l’ultime déflagration n’en finissait plus de se répercuter à l’horizon, ricochant contre les collines et secouant tout le plateau. Leur petit feu était en train de mourir et il fallut remettre quelques branches pour le ranimer. Ils restèrent encore là un bon moment, sans rien dire. A la fin, un chouette cria dans le lointain et une autre lui répondit, tout près. Elle était sûrement sur le toit et ils pensèrent que, peut-être, elle devait loger dans le grenier. Ils se promirent d’y retourner le lendemain et d’inspecter toutes les poutrelles, qui constituaient finalement de magnifiques refuges pour le repos diurne de ces oiseaux de la nuit. On leva la séance.

Un problème se posait. On avait bien acheté trois torches, mais l’une d’elle avait été fracassée sur la tête d’un importun qui s’était montré trop entreprenant. Il n’en restait donc plus que deux. Afin d’éviter l’utilisation des bougies dans les chambres, il fut décidé que les enfants en auraient une pour eux deux. On monta donc à l’étage et c’est alors qu’on le vit, là, sur le palier, alors qu’on ne s’y attendait vraiment pas. Tout le monde en eut le souffle coupé. Où avait-il bien pu se dissimuler alors qu’on avait scrupuleusement inspecté toute la maison ? Etait-il caché sous un lit ? On avait pourtant regardé ! Ou alors peut-être était-il entré à un autre moment, quand ils étaient occupés à faire leur ronde dans le souterrain ? C’était encore ce qu’il y avait de plus vraisemblable. En attendant il était là et ses yeux brillaient dans le double faisceau des torches électriques braqué sur lui.