Ça commence par une histoire de robe charleston. Et celle d’une femme qui danse. Jeanne. Mais elle pourrait s’appeler autrement. Jeanne. Elle danse divinement bien dans sa robe charleston. Nous sommes en 1947. C’est la fin du régime de l’indigénat dans les colonies françaises, et plus spécifiquement au Congo.
« On ne parle plus de la robe charleston, mais de l’indigénat, qui n’est d’ailleurs pas un nouveau modèle de robe. C’est quoi d’ailleurs l’indigénat ? C’est nous plus la crasse de tous les mépris, une crasse nauséabonde quine fait pas un bel habit à qui la porte. La fin, ça signifie nous sans cette couche de crasse. Cette crasse fait d’un homme un sale nègre. Un nègre n’est pas tout à fait un homme, c’est un macaque, un singe, une bête, si l’on veut une bête de somme, en somme! Ho ! Hé oui. C’est la fin de tout ça qui commence. »Page 73, Edition Albin Michel
Prosper est installé à Brazzaville avec sa sœur Sophie, ainsi que son épouse Juliette et leurs deux enfants à Poto-poto. « Les phalènes » est le deuxième volet de la tragédie, disons de l’itinéraire des enfants de Thomas Ndundu, décédé trop tôt. Ce roman suit « Les cancrelats » que j’ai déjà eu l’occasion de présenter sur ce blog. Prosper Pobard tient la cellule du PPC parti du député représentant cette région des colonies françaises. Il se consacre corps et âme à sa mission. A un point tel que sa cellule dans cette commune cosmopolite de Poto-poto prend une importance certaine pour les futures élections…
Si « Les phalènes » constitue un roman historique oùles faits, la mode vestimentaire de l’époque, les événements sont là en toile de fond pour bien replonger le lecteur dans cet atmosphère de changement, Tchicaya U Tam’Si décrypte avant tous les personnages Prosper et de Sophie. Prosper agit. Sa sœur veille sur lui, comme une mère suit avec intérêt mais distance, l’évolution de son fils. Notre homme se dévoue corps et âme pour ses militants et partage son existence entre celle de sa femme Juliette et celle d’Aimée Volange, blanche et épouse d’un notable de l’administration coloniale.
Tchicaya U Tam’Si nous narre ces destinées en mélangeant subtilement les différentes voix. Il n’y a pas vraiment de rupture dans ces regards divers qui sont livrés aux lecteurs. On se surprend à dire « Tiens, mais c’est Paulin qui parle ! ».La poésie de cet auteur influence sa prose. Et, on ne pourra pas dire qu’il ne sait pas de quoi il parle, lui dont le père fut le premier député de l’AEF à l’assemblée nationale française. On croît comprendre que la figure du père est présente, mais lointaine, Félix en Europe. Mais cela reste anecdotique.
Le combat politique, les forfaitures, les trahisons de cette période trouble (comme ces fameuses élections de 1958) sont vécus de l’intérieur de ce personnage. Et on peut voir les contradictions subtiles auxquelles il nous renvoie.La culture africaine, l’indigénat, la polygamie ou l’adultère, l’éducation occidentale...
« Un papillon se prend les ailes dans la flamme qu’il a eu la témérité d’agacer de trop près. Ce papillon-là est une phalène à robe cendre et velue. C’est que la phalène a le vol lourd. Veuve de la gracilité qu’elle a pu avoir en un temps autre. La cendre sur sa robe, les ailes et le corps, est-ce la fréquentation intempestive ou abusive du feu, des flammes… le comble de la maladresse. Un lac, tu pêches – tu ne peux pêcher que sur les bords, c’est quoi ? La réponse est : si tu veux te réchauffer, ne te jette pas au cœur du brasier.
(…) Et si c’est cela que nous sommes, à tourner autour d’une flamme qui fume, qui nous pique les yeux, qui nous prend la vue, si bien que nous ne savons plus où nous en sommes, si bien que nos ailes s’y brûlent. Les ailes, celles de notre ange gardien. Qu’est-ce donc un ange gardien sans ailes ? Sophie doit savoir, elle à qui tant de génuflexions laissent le genou indemne de cals. »Page 78, Edition Albin Michel
La qualité de la plume de Tchicaya s’exprime tant dans un style assez classique dans sa forme que dans une construction élaborée de la trame. Un élément apparemment déconnecté du puzzle au moment de la lecture trouvera son sens quelques chapitres plus loin. La lecture est agréable parce que la langue de l’écrivain est belle et au service des personnages.
J’ai pris mon temps pour savourer cette relecture. Ce roman, je ai une première occasion de lire il y a une vingtaine d’années quand je fréquentais assidument le CCF de Brazzaville. J’ai du le traquer pendant près de huit ans sur le net avant de m’offrir une nouvelle opportunité récemment de le lire à nouveau. Je me souvenais encore de cette femme qui dansait dans une robe charleston. Jeanne Bobala. Mes impressions d’adolescent étaient bonnes, « Les phalènes » de Tchicaya U Tam’Si est un très grand roman... Malheureusement introuvable aujourd’hui. A quand la réédition ?
Tchicaya U Tam'Si, Les phalènes
Edition Albin Michel, 1ère parution en 1984