Bob Dylan : la vie en kaléïdoscope
Si, pour paraphraser Rimbaud, «Je» est un autre», rendant déjà
l'exercice autobiographique hautement périlleux, qu'en est-il de «lui»,
sujet d'une biographie écrite ou filmée par une tierce personne? Il
disparaît, conclut le cinéaste Todd Haynes, reprenant à son compte une chanson peu
connue de Bob Dylan, «I'm Not There» («Je n'y suis pas»). Ce qui ne
veut pas encore dire qu'il faille renoncer à l'expérience. Au
contraire. A condition d'en faire une expérience, précisément, et non
un biopic musical de plus selon la formule éculée récemment illustrée
par Ray de Taylor Hackford ou Walk the Line de James Mangold, le
constat peut même devenir des plus stimulants!
«Inspiré par la vie et l'œuvre de Bob Dylan», I'm Not There n'en
est que plus courageux. Comme libéré par l'absence du chanteur et par
ce refus qu'on pourrait qualifier d'éthique, l'auteur de Velvet
Goldmine signe un essai aux antipodes du précédent film «autorisé» par
Dylan, le documentaire de montage No Direction Home de Martin Scorsese
(2005). Ce portrait in absentia, qui rejette aussi bien la chronologie
classique que toute prétention d'exactitude historique ou de vérité
unique, est-il pour autant un objet réservé aux fans? Nenni! Qu'on
adule ou non Dylan, le plaisir tant musical que cinématographique est
au rendez-vous, pour peu qu'on fasse preuve d'un minimum d'ouverture
d'esprit.
Bienvenue donc dans une sorte d'«anti-biographie», célébration d'un
artiste particulièrement fuyant et insaisissable. Pour contourner
l'écueil de l'incarnation, Todd Haynes en propose sept avatars, dont
aucun ne répond au nom de Dylan! Pour l'enfance rêvée du petit Robert
Allen Zimmerman, sous influence de son idole, le chanteur de la Grande
Dépression Woody Guthrie, voici donc Woody (le jeune acteur noir Marcus
Carl Franklin), qui voyage en sautant dans les trains de marchandises.
Le poète énigmatique et incompris, lui, s'appelle bien sûr Arthur
(l'acteur britannique Ben Whishaw). Quant à Jack (Christian Bale, autre
Anglais), chanteur folk protestataire du début des années 1960, il se
transformera en révérend John, évocation de la période
gospel/évangélique de la fin des années 1970. Vous suivez?
Entre deux, voici encore Robbie (l'Australien Heath Ledger), un
acteur qui a incarné Jack dans un biopic hollywoodien et dont le
mariage à une Française ne résistera pas à la célébrité. Mais c'est
Jude (Cate Blanchett en travesti, Prix d'interprétation à Venise), qui
commet la fameuse «trahison électrique» du Festival de Newport 1965,
avant de mesurer la vanité et les impasses de l'existence de rock star.
Et c'est le hors-la-loi vieillissant Billy (un Richard Gere zen et
impénétrable) qui se cache après un grave accident de moto pour finir
par renouer avec l'engagement des débuts.
Avant que son visage et sa voix n'apparaissent in extremis, à la
toute fin du film, Dylan devient ici une construction abstraite, érigée
au fil de ses mutations successives. Une sorte de créature mythologique
moderne, ouverte à toutes les interprétations, à toutes les
identifications. Nul doute que Todd Haynes, cinéaste lui-même difficile
à cerner (expérimental, gay, rock, politique, maniériste ou moderne?),
s'y sera un peu reconnu. On retrouve dans ce film, qui réfléchit au
passage sur la place de l'artiste dans le monde, tous ses thèmes de
prédilection: leurre des apparences, rejet du conformisme, sentiments
d'aliénation et de perte, mais aussi possibilité de transcendance par
l'art. Avec I'm Not There, il vient de signer non seulement son
meilleur film à ce jour, mais aussi le film le plus original de
l'année. Ni plus ni moins.