Les Bad Camels font souvent usage d’un vocabulaire particulier. Les lecteurs les plus assidus auront sans doute remarqué l’occurrence répétée du terme chien-loup dans la plupart des billets. De la même manière, "être sur un Cardigan" est un véritable art de vivre.
Une origine incertaine
Les premières traces du Cardigan se perdent dans la nuit des temps. Le modèle le plus ancien dont nous disposons est sans conteste le Saint Suaire de Turin. Comme nous l’apprend le célèbre archéologue Dan Brown, l’analyse aux rayons X du tissu a révélé six boutons centraux, un col très échancré et deux manches. Il n’y a pas de doute, le Christ portait bien un Cardigan.
Les voies du seigneur étant impénétrables, il faut attendre la première moitié du XIXème siècle et James Thomas Brudenell, comte de Cardigan, pour voir émerger la version moderne du cardigan. Soucieux de son élégance pendant la guerre de Crimée et indisposé par son pull-over réglementaire trop étriqué, il aurait alors lui-même fendu son vêtement du col à la taille d'un franc coup de sabre au début de l’année 1854.
D’un point de vue technique, le "cardigan" ou "gilet cardigan" est une veste de laine boutonnée (voire zippée pour les plus audacieux ou encore agrémentée de boutons-pression depuis Agnès Troublé) sur le devant.
Profitons-en pour rappeler cette évidence que la guerre a bien souvent eu une influence déterminante sur les styles vestimentaires pour la simple et bonne raison que dans ces périodes troublées, les vêtements sont rationnés et en quantité limitée. Plus que jamais, il s'agit pour être stylé de faire du neuf avec du vieux et du basique. Par exemple, le voile ou foulard était porté en Mésopotamie il y a 4000 ans ; mais pour les Bad Camels c'est très clairement le brave Ernest Bevin (ministre du Travail du gouvernement de coalition au Royaume-Uni) qui l'institutionnalisa à grande échelle lorsqu'il demanda officiellement en Mars 1941 à nos amies anglaises de troquer leurs vêtements habituels contre des pantalons et des salopettes. Sommées également de travailler pour participer à l'effort de guerre, elles enroulèrent leurs écharpes autour de leurs têtes pour éviter que celles-ci ne soient prises dans l'engrenage d'une machine.
Ainsi, il s’agit d’être stylé, parfois même au détriment de l’efficacité militaire pure. Il n’y a qu’à voir les uniformes chamarrés portés par le Maréchal Murat lors de ses homériques charges à la tête de la cavalerie de la Grande Armée. Un Brandao des grands soirs près des étangs du bois de Boulogne n’aurait pas fait mieux.
Un simple trait de génie esthétique ?
Le coup de couteau du Général Brudenell n’est pas une gageure d’officier désœuvré. Sa portée est bien plus terrible, c’est le cri de révolte à l’égard de la société victorienne, même si cette dernière n’était elle-même pas exempte de certaines contradictions (n’oublions pas les ornements portés par le Prince Albert, époux de l’Impératrice des Indes). On lui retrouve ici le même talent dont il avait fait preuve pour séduire (1824), provoquer le divorce (1826) puis abandonner à son sort (1846) Elizabeth Tollemache Johnstone, devenue à cause de lui “the most damned bad-tempered and extravagant bitch in the kingdom”.
Aujourd’hui, porter un cardigan est anecdotique. Ce sens profond de la révolte s’est dissipé dans l’esprit de nos contemporains. Au-delà des modes, plus fort que la guerre, "être sur un Cardigan" est autre chose. C'est d'abord la qualité reconnue des choses bien établies comme lire les Très Riches Heures du duc de Berry à la bougie, écouter Man&Man en 78 tours ou déjeuner d’un goulasch au Petit Budapest. C'est aussi le choix délibéré de ceux qui refusent le jus de tomates en avion, le sudoku, le Nespresso ou la banque d’affaires pour se délecter de Belle du Seigneur ou des Valseuses. Enfin, le cardigan est une promesse, un peu comme penser à une cigarette lorsqu'on sent approcher la fin d'un dîner trop long, s'imaginer dans une piscine lorsque le wagon trop plein de votre métro s'arrête en pleine voie au mois d'août ou découvrir 50 euros dans la poche d'un vieux jean.
Le Cardigan pour l’éternité
Nous ne pouvons qu’inviter nos lecteurs à se mettre sur un Cardigan, de préférence en cachemire. Ainsi seront-ils à même de percevoir toute l’étendue de la liberté offerte par ce gilet. Nous avons quantité de stations de métro aux noms inconnus, de statues d’alcooliques célèbres et un Panthéon où repose Jean Jaurès.
Mais nulle part n’est célébré le Grand Brunedell, celui qui, d’un coup de poignard bien ajusté, a su changer le fil de l’Histoire (d’Ecosse, le fil, comme il convient). Il s’agit pourtant là d’une innovation vestimentaire majeure dans la lignée des grands faits d'armes stylistiques, comme mettre son slip au-dessus de son pantalon (Superman) ou rentrer son Dockers beige dans ses chaussettes de foot blanches (Tintin).
En vous mettant sur un Cardigan, vous n’irradierez pas seulement votre entourage de votre style inimitable, vous rendrez surtout hommage à un esprit libre qui a su s’affranchir des conventions de son temps.
Un mano a mano à 4 manches et 12 boutons par les co-conservateurs du Musée du Cardigan-James Brudenell (23 boulevard de Clichy, Paris, France), vos dévoués serviteurs, La Couente et ABC.