Si je devais conseiller une biographie d’Alexandre Dumas à un lecteur désireux, pour la première fois, d’aborder ce monument des Lettres, mon choix pourrait se porter sur celle que Michel de Decker vient de publier, Alexandre Dumas, Un pour toutes, toutes pour un ! (Belfond, 300 pages, 19 €).
J’avais déjà, dans ces colonnes, brièvement dit tout le bien que je pensais de deux autres biographies du père des Trois Mousquetaires, celles de Claude Schopp (Fayard) et de Daniel Zimmermann (Phébus). Ces deux ouvrages, très documentés et bénéficiant chacun d’un solide appareil critique, restent indispensables aux chercheurs et aux amateurs éclairés. La biographie de Michel de Decker sera, en revanche, idéale pour le néophyte. Ecrite dans le style clair et alerte qui constitue depuis longtemps la « marque de fabrique » de l’auteur, ce livre, très agréable à lire, prend le parti d’observer Dumas sous un angle aussi singulier qu’original : celui des innombrables femmes qui traversèrent sa vie et qui, pour la plupart, s’abandonnèrent dans ses bras.
Michel de Decker n’est pas à son coup d’essai dans cette approche particulière de ses héros ; il suffit de lire les titres des nombreuses biographies qu’il a publiées pour s’en convaincre : Napoléon III ou l’empire des sens, Talleyrand, les beautés du diable, Napoléon, les plus belles conquêtes de l’empereur, Louis XIV et les reines de cœur, etc. Sans compter celles qu’il consacra plus particulièrement aux femmes qui firent la grande et la petite Histoire, la reine Margot, Madame de Pompadour et Gabrielle d’Estrées, entre autres.
L’auteur s’était déjà penché sur le cas de Victor Hugo. Mais, pour grand séducteur qu’il fut, le poète n’aurait su rivaliser avec son confrère Dumas. Car ce dernier était une véritable force de la nature qui, à une capacité de travail étonnante, alliait un appétit d’ogre (n’écrivit-il pas un extraordinaire Dictionnaire de cuisine ?) et une libido exceptionnelle. Comme il l’avouait lui-même : « C’est par humanité que j’ai des maîtresses ; si je n’en avais qu’une, elle serait morte avant huit jours. » Faut-il voir dans cette phrase l’expression d’une rodomontade purement masculine ? Rien n’est moins sûr.
De ses premières amours avec une certaine Aglaé aux plaisirs parfois tarifés de sa fin de vie, l’annuaire – car il s’agit bien de cela – de ses conquêtes impressionne le plus blasé. Tel Leporello dressant à Donn’Elvira un catalogue des proies de son maître Don Giovanni au premier acte de l’opéra de Mozart, Michel de Decker égraine donc pour son lecteur le savoureux chapelet des femmes dont Dumas fut amoureux – car, dès son adolescence, il fut amoureux de toutes, bien entendu, mais à sa manière. Combien furent-elles ? « Mille e tre », probablement… et pas seulement en Espagne ! Citons-en juste quelques-unes : Manette Thierry, Laure Labay (mère d’Alexandre Junior), Mélanie Waldor, Louise Despréaux, Virginie Bourbier, Belle Krelsamer, Ida Ferrier (qu’il épousa), Marie Dorval, George Sand, Eugénie Sauvage, Caroline Ungher, Céleste Scrivaneck, Olympe Audouard ou Adah Isaacs Menken. Brodeuses, actrice, femmes de Lettres, cantatrices, belles ou non, bref, « d’ogni forma, d’ogni età »…
Cependant, ne nous y trompons pas, cette biographie ne saurait se limiter à décrire le nomadisme sexuel joyeusement exacerbé du romancier. L’auteur en brosse, en effet et, ce, tambour battant, un portrait fidèle. En outre, contrairement aux nombreuses biographies destinées au grand public, celle-ci ne pèche pas par accumulation d’erreurs historiques ni d’épisodes romancés à l’envie. Le livre peint le contexte de l’époque, s’émaille d’anecdotes historiques, littéraires ou théâtrales, le tout se pimente de bons mots et d’un humour parfois grinçant, mais toujours bienvenu, ne laissant jamais au lecteur le temps de s’ennuyer. Il rend compte de l’omniprésente démesure de l’écrivain prolifique, parfait hédoniste au cœur d’un siècle qui vit pourtant s’accumuler sur lui les nuages du puritanisme.
Pareille hypocrisie ne le concernait pas. Il vivait ses aventures au grand jour, sans s’encombrer des commérages ou d’une culpabilité de mauvais aloi ; il finit même par confesser, à la fin de sa vie : « Je ne voudrais pas exagérer, mais je crois que j’ai de par le monde plus de cinq cents enfants ». Il ne parlait pas là, naturellement, des innombrables livres qu’il avait écrits…
Cet hédonisme, véritable hymne à la vie, consternait Alexandre Junior qui, non seulement n’eut jamais le génie de son père, mais encore passa une partie de sa vie – lui, l’auteur de La Dame aux camélias – à jouer les sombres moralistes. Pour une fois, on pouvait parler, non de père, mais de « fils la pudeur »… Le Tout-Paris n’ignorait rien de cette situation et s’en amusait volontiers : au cours de mes travaux sur Dumas, j’avais un jour découvert une gravure du caricaturiste Hippolyte Mailly : elle représentait le romancier en petit garçon pris en faute, penaud, le doigt posé entre ses lèvres ; au-dessous, figurait cette légende : « Ce gamin fait le désespoir de son fils ». Tout comme il fit, et fait toujours, le bonheur de ses lecteurs.
Illustrations : Portrait d’Alexandre Dumas, gravure - Alexandre Dumas et Adah Merken, photographie.