Un livre
qui met en exergue une citation du Métier
de vivre de Pavese n’est pas forcément bon, mais il ne peut être totalement
mauvais : « Chaque époque de la vie se multiplie probablement dans
les réflexions successives des autres. » C’est bien ce jeu de miroirs que
le « récit » (et non roman) prend en compte et tente d’élaborer selon
une structure très simple, et par là efficace, claire. Trois plans alternent
dans des séquences assez courtes : d’abord, le personnage central dont
l’histoire est racontée à la troisième personne. Ce « il », dont on
ne connaîtra pas le nom, vient se réfugier du côté de Mâcon-Loché dans une
ferme où il a passé son enfance, et qui est maintenant déserte. On n’aura pas
l’explication de cette nécessaire retraite. Même « Marraine »,
lorsqu’elle interroge le héros, n’obtient que des réponses évasives :
« il ne se montrera guère loquace ni intarissable en confidences au sujet
de sa vie et ne manifestera aucune disposition d’humeur à traiter les raisons
de sa venue à laferme » (p 21). Mais le
comportement du héros, qui passe son temps entre vélo et beuverie, indique un
profond mal-être : « Les gens du hameau s’étonnent. On l’a vu
tituber, là-haut, près de la route, comme qui dirait fin soûl ; ou qui
tournait en rond aux Quatre Chemins en marmottant ; ou qui coursait les
chats malades en grichant, il y en a plein par ici ; ou assis dans le
fossé, à rien faire ; ou sur son vélo une bière à la main ; ou qui
faisait le tour de la ferme, plusieurs fois, et vite,comme s’il courait après son ombre ; ou
pissant tourné vers la route ; ou qui lisait en marchant ;
pleurant ; gesticulant bizarrement … » (p 134)
« Il » est revenu dans son pays, dans sa maison, mais il y est comme
étranger. Il est « le défait », c’est-à-dire le vaincu, mais aussi le
dé-fait, désassemblé, démantibulé, délogé de soi, débouté de sa vie… ne
supportant que la solitude en même temps qu’elle le détruit : « sa
solitude bourrée de chagrin » (p 134), tout autant que « la
forteresse de solitude » (p 152). Cet état d’apesanteur existentielle est
admirablement décrit : « N’écoutant rien, ne regardant rien, ne
pensant à rien, n’étant rien d’autre qu’un individu qui boit une bière sur le
bord d’un chemin et perdant le sens de lui-même comme une personne privée de
force et de défense, ne sachant plus s’il existe ou s’il n’existe pas, ne
sachant plus d’où il vient, ne sachant plus si ce qu’il boit est encore une
bière jugée tiédasse et ce sur quoi il est assis restera encore longtemps une
souche de bois, pensant pour ne plus penser à rien donc le voilà planté en no
man’s time où il suit des yeux avec insistance un paysan qui passe sur son
tracteur, le regarde drôlement et se sent obligé de saluer ce drôle de gaillard
après picoler. » (p 64)
Ajoutons, puisqu’il s’agit d’un récit, qu’il n’y a pas d’évolution du
personnage : il est défait au début, lorsqu’il arrive en gare de
Mâcon-Loché, il est encore défait à la fin du livre : on ne le voit pas
repartir de la ferme, par exemple. Le personnage semble bloqué dans une
souffrance hors-temps, alors que les jours passent, rythmés par une vie
quotidienne vide et fade.
Ces séquences consacrées au héros alternent avec des séquences sur son enfance,
ce qui est logique puisque tout, dans la maison et le pays d’enfance, lève des
souvenirs. D’une certaine façon, on recroise les poèmes de Des lieux sûrs (ed. Tarabuste, 1998). C’est une enfance
simple, heureuse, dans un milieu paysan et populaire où l’on aime le tour de
France et Jeux sans frontières. Les
journées sont occupées par la « corvée » de blé ou tuer le cochon,
mais pour l’enfant, ce sont surtout des parties de pêche, des balades en vélo,
la vie avec les camarades d’école, la « scintillante Christine »… Ces
pages consacrées à l’enfance sont marquées par une délicatesse sans mièvrerie,
pas mal d’humour, et une grande attention aux choses et aux gens. Elles forment
un contrepoint clair par rapport à celles, sombres, qui évoquent le héros
adulte.
Il reste un dernier plan dans cette structure tripartite du récit :
l’auteur, le « je » en train d’écrire ce livre. L’écart importe entre
le « je » et le « il » adultes. Le « il » est
autre, flottant dans l’insignifiance de sa vie ; le « je » est
ce qu’il reste de solide dans la personne : l’écrivain.
Grâce à cette strate narrative, on entre dans le processus d’écriture :
« une paresse active » (p 61), une rêverie associative à partir d’un
mot qui refait surface dans la mémoire, « chabrot » par exemple, qui
ramène derrière lui « clencher », « foutiner »,
« bouiner »… Mais la difficulté de ce travail n’est pas éludée :
d’une part, la mémoire est instable, « la charge émotive de certains
lieux, très forte, reste enfouie sous une mémoire délabrée » (p 48), et un
peu plus loin, « ma mémoire est une vraie ruine » (p 142). D’autre
part, le travail d’écrire demande un effort acharné pour aboutir :
« J’ai tant raturé et sur-raturé que j’en suis saturé, de ce texte ;
je flotte ; je vague ; je dérive dans la plus mouvante des
incertitudes ; m’en désole. » (p 142). J.P. Dubost ne nous fait
absolument pas le portrait de l’écrivain en majesté, on est aux antipodes du
« J’ai la beauté facile et c’est heureux » d’Éluard. Le livre est
arraché au découragement, et même sauvé in extremis d’une fin certaine par un
sursaut de volonté : « voilà pourquoi on me trouvera à quatre pattes sous
l’évier après fouiller dans la poubelle et écarter les épluchures d’ail,
d’échalotes, de patates et les queues d’oseille, afin de récupérer, humide et
souillé, mon manuscrit. » (p 140)
Il y aurait beaucoup à dire sur l’écriture de Jean-Pascal Dubost : certains
traits sont constants, récurrents de livres en livres, poèmes ou récits. On
peut penser au travail sur les niveaux de langue, ou le lexique mêlant ancien
français, « parlures de l’ouest », déformations phonétiques,
vocabulaires techniques… toute une ferraille de langue très diverse qui est
fondue dans la phrase. Sur le plan syntaxique, justement, on retrouve la
tendance à l’étirement, l’allongement de la phrase par tours et détours et
surcharges multiples. Un dernier trait marquant, insistant : le goût pour
l’énumération, la liste (pages 22 – 44 – 56 – 70 – 87 – 93 – 104…). Cette pente
trouve sans doute son origine chez Rabelais et les fatrasies verbales du
moyen-âge, mais il y a là un aspect ludique et humoristique qui ajoute une
tonalité plus claire, presque gaie : la langue tourne sur elle-même pour
rien, par pur plaisir de valser.
D’autres tendances de style paraissent plus récentes, et entrent
progressivement dans la boite à outils de Dubost : l’intégration de
panneaux ou de pancartes, page 72 par exemple. Il y en avait déjà dans Terreferme et Intermédiaires irlandais. Cela crée un effet de vrai et une rupture
visuelle dans le continu de la prose, qui n’est pas sans rappeler Dos Passos.
Une autre technique apparaît, visuelle aussi, le travail sur la
typographie : changement de corps de caractères pour indiquer une
intensité sonore, sorte de calligrammes (les virgules-pluie p 97 ou 100 par
exemple)… Enfin, certaines techniques sont assez surprenantes parce qu’elles
font penser à la bande dessinée : le jeu sur les onomatopées, la
ponctuation expressive surmultipliée, l’imitation graphique de déformations
phonétiques… « Holà là !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! » (p 115) ;
« ils dévalent la pente à grand braquet et crient
hoooooooooooooooooooo !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! » (p 66) ;
« l’oreille scotchée au petit poste de radio dont sortent des voix
grrrrrrrrrrrrrrrrrésillantes et SURVOLTEES de journalistes en direct sur la
route du Tour » (p 115).
Pour conclure, et revenir à Pavese, si le métier
de vivre n’est pas simple, si Travailler
fatigue, il reste au bout un très bon livre, c’est–à-dire une expérience à
la fois humaine et langagière, pour tout un chacun.
par Antoine Emaz
Jean-Pascal Dubost
Le défait
Collection : Recueil
Champ Vallon
158 pages - 15 euros