Lire et voir « Vers le sud »Par Hugues Saint-Fort
Des trois romans de l’écrivain haïtiano-québécois Dany Laferrière qui ont été jusqu’ici « adaptés » au cinéma : Le goût des jeunes filles, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (qui est devenu au cinéma : Comment conquérir l’Amérique en une seule nuit) et Vers le Sud, ce dernier est peut-être celui à travers lequel la question de l’adaptation d’un texte littéraire au cinéma se pose le plus crûment. Dans la mesure où le cinéma est reconnu et accepté aujourd’hui en tant qu’art à part entière (c’est le « septième art »), pourquoi faut-il continuellement reposer la question de l’adaptation cinématographique des textes littéraires (roman, nouvelle, conte) ? L’un des grands noms de la Nouvelle Vague du cinéma français des années 1950-1960, Jean-Luc Godard, a résumé les enjeux de cette problématique avec cette phrase : « A quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? »
Malgré la référence claire au roman de Dany Laferrière, le film de Laurent Cantet « Vers le Sud » semble avoir très peu en commun avec le roman du même nom écrit par l’écrivain haitiano-québécois. A partir d’un roman construit d’après un savant entrelacement d’une vingtaine de nouvelles, Dany Laferrière a produit un texte littéraire fort et subversif où transpirent abondamment le désir, la possession et la domination de l’autre, le sexe, le pouvoir. Dans la dernière histoire que raconte le roman, intitulée « La chair du maître, » l’un des personnages dit ceci : …Au fond,…le désir a toujours été le vrai moteur de l’histoire.
__Vous voulez dire l’amour…Non, …le sexe…le furieux désir de la chair du maître.
Ce court dialogue peut aider à mieux comprendre le propos de Laferrière. Dans la première nouvelle, L’après-midi d’un faune, une dame de la haute bourgeoisie haïtienne, Françoise Saint-Pierre, directrice d’une grande école secondaire huppée pour jeunes filles riches, folle de désir, se jette littéralement dans les bras d’un jeune homme de milieu modeste, Fanfan, dont la mère coud à son propre compte les vêtements de Mme Saint-Pierre. Dans Nice girls do it also, Christina est une Américaine qui est professeure de littérature contemporaine à la Union School de Port-au-Prince et son mari est attaché culturel à l’ambassade américaine. Leur fille, June, ne s’occupe que de ses bouquins et n’a jamais connu d’aventures amoureuses ou sexuelles. Christina s’en émeut et la presse de faire quelques petites expériences avec son corps. Cependant, un soir où Christina pensait qu’elle était toute seule dans sa grande maison, elle découvre sa fille June en train de bousculer Absalom, le domestique qui est jeune, fort et intelligent pour le forcer à la prendre. Dans Une bonne action, Charlie est un jeune homme pauvre des quartiers populaires, que toutes les jeunes filles, sans distinction de classes sociales, veulent dans leur lit. Ses parents sont domestiques dans la maison d’un grand et prestigieux ambassadeur haïtien dont la nièce, Missie, manifeste une suffisance et un mépris à leur égard. Ils en souffrent intensément et risquent de perdre leur boulot. Charlie prend alors les choses en main, séduit l’arrogante Missie et la domine si fort qu’elle ne peut plus maintenant se passer de lui et qu’il fait d’elle ce qu’il veut. Dans une conversation extrêmement révélatrice qu’il a avec son ami Fanfan, Charlie dit ceci :
_... Je ne peux pas changer ma vie pour elle, Fanfan. Maintenant qu’elle y a goûté, elle ne veut plus quitter le lit, et moi j’ai d’autres choses à faire, tu comprends ?... C’est pas moi qu’elle veut, Fanfan. C’est la chose…Tant que je l’occupe un peu, elle n’ira pas emmerder mes parents, tu comprends ? Merde ! C’est uniquement pour ça que je fais ça…
Le roman de Laferrière est le roman du désir et de la solitude. Tous les personnages en souffrent, surtout les personnages féminins. Mais les hommes n’en sont pas épargnés. Et quand ils découvrent le piège qui s’est refermé sur eux, il est trop tard. Ce qui n’était pour Charlie qu’un acte de vengeance sociale se révèle un fardeau insupportable qu’il va traîner partout.
Les perspectives du film de Laurent Cantet sont différentes. Il y a également dans ce film les thématiques du désir, du sexe ou de la possession mais elles sont insérées dans un autre thème dominant, celui du tourisme sexuel qui n’est pas forcément le thème principal du roman de Laferrière. Laurent Cantet porte son regard de visiteur français sur Haïti et y découvre plusieurs choses : des mères qui veulent « donner » leurs filles à des hommes qu’elles ne connaissent pas mais qui, d’après elles, les rendraient heureuses ; des nord-américaines qui découvrent l’orgasme pour la première fois grâce à des adolescents noirs dont elles ne soupçonnaient même pas l’existence ; le racisme inconscient de certains occidentaux … Il y a beaucoup d’infidélités dans le film de Cantet par rapport au roman de Dany Laferrière : par exemple, la scène du début du film où une dame essaie de persuader Albert, le maître d’hôtel, de garder sa fille avec lui ; l’importance donnée au personnage de Legba. D’autre part, là où Laferrière traite subtilement et parfois sur le mode ironique des questions de classe sociale ou des questions épidermiques particulières à la société haïtienne, Laurent Cantet passe dessus le plus souvent rapidement par petites tranches (cf. la révolte sourde du gosse contre les abus d’autorité de deux « tontons-macoutes », ou la réponse sèche de Legba à Ellen qui s’étonnait de la passivité des Haïtiens face aux abus de toutes sortes et à l’exclusion sociale. Sauf la nouvelle intitulée « Vers le Sud » (pages 151-171) que Laurent Cantet a adaptée fidèlement, la très grande majorité des histoires contenues dans le roman de Laferrière ne figure pas dans le film de Cantet qui, d’une manière générale, se présente comme une recréation de l’œuvre du romancier haitiano-québécois.
Hugues Saint-Fort, Hugo274@aol.com