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"Les entretiens infinis", avec Patrick Beurard-Valdoye, 7

Par Florence Trocmé

 

 

Poezibao propose ici un nouvel entretien avec Patrick Beurard-Valdoye, le septième dans la série des « entretiens infinis ». A noter toutefois que cet entretien a été réalisé fin 2008 : le fichier en avait été égaré et il a été récemment retrouvé.
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Sur la mythologie islandaise, les paysages et les langues inconnues

Poezibao : pourriez-vous développer deux points qui me semblent essentiels dans tout votre travail, depuis le début : votre relation poétique au paysage, et votre rapport aux langues, surtout inconnues ?  
 
Patrick Beurard-Valdoye : puisque vous m’avez déjà poussé à évoquer les premiers jaillissements, voici une expérience ancienne plutôt fondatrice pour mon approche, et qui tourne autour de cette fonte du langage dans le paysage, par le nom propre. 
Cela me vient de l’Islande. L’un des rares pays d’Europe où je n’ai jamais mis les pieds, et probablement pour cette raison. 
La Saga d’Eric le Rouge ! Vous ne pouvez pas savoir comme ce livre, pourtant littéral, ainsi que Le récit des Groenlandais, m’ont emporté.  
Mais les conditions qui m’y ont conduit doivent être explicitées. Un livre, il vous pénètre, autant qu’il vous passe à côté, selon le contexte, selon qu’on est prêt ou non, n’est-ce pas ?  
Ca commence en Pologne en 1978, où j’achète dans une librairie d’occasion l’un des seuls livres en français. Pourquoi cette saga me parle-t-elle sur le champ, et à cet endroit ? Je l’ignore. Il s’agit de l’édition bilingue Aubier des années cinquante. Or, à l’intérieur, apparaît la mention de l’ancien propriétaire polonais du livre, avec son adresse. 
Deux mois plus tard, j’arrive à l’armée, et entre dans la phase de réforme pour raison médicale.Il me faut attendre des semaines, consigné en infirmerie, assigné à résidence en somme, pour qu’une décision en haut-lieu et qu’un tampon me rendent à la vie civile.  
J’annonce au médecin-appelé mon désir d’écrire à nouveau. Soucieux de ma santé, il m’accorde cette faveur de me faire monter tous les jours à 17h la machine à écrire du secrétariat, qu’on vient rechercher à 7h le matin. J’écris enfermé toute la journée au stylo ; le soir, je tape à la machine.  
J’écris quoi derrière les barreaux ? Une méditation associée à une pseudo relation de voyage, qui me fait voler tantôt dans les paysages inventés d’Islande (il y a des cartes précises dans l’ouvrage pris dans mes bagages), tantôt en Pologne à la recherche imaginaire de ce Mgr. Niemecwicz Andrzej (de Krakow). 
Ces pages ne valent rétrospectivement rien du tout. Mais elles inventent deux « choses » (quelques années avant mon expérience berlinoise, et le début d’Allemandes), qui vont être déterminantes. D’une part cet ancrage de l’écriture poétique dans l’enfermement de la cellule, présent partout, explicite à partir de « La fugue inachevée ». Le « narré » serait un « genre » né de la captivité.  
Par ailleurs, beaucoup de ma relation poétique au paysage se formule à ce moment, comme aux mots merveilleux de langues inconnues. En premier lieu les noms propres. Les lieux propres. 
La rusticité de la saga, doublée d’une volonté d’indexer avec une précision documentaire les lieux, amène à des phrases comme « Un homme était nommé Thorgeir, il habitait les Monts Thorgeir ». On est proche d’une fonction théologique du nom, un peu comme dans l’hébreu.  
Je peux aujourd’hui formuler ma fascination : c’est cette inscription – dans un sens littéral – du nom dans le lieu. J’arrive par ce mot à l’escription. C’est autre chose que décrire qui est en jeu ici. 
On lit dans le Récit des Groenlandais :  « Voici les noms des hommes qui, partis en même temps qu’Eric, colonisèrent le Groenland : Herjolf au Fjord d’Herjolf, il habitait la Pointe d’Herjolf ; Hrafn, le Fjord de Hrafn ; Ketil, le Fjord de Ketil, Sölvi, le Fjord de Sölvi, Helgi, fils de Thorbrand, le Fjord des Cygnes, Thorbjörn la Lueur, le Fjord du Mât, Einar, le Fjord d’Einar, Hafgrim, le Fjord d’Hafgrim et le hameau du Lac. Arnlaug, le Fjord d’Arnelaug ; et quelques-uns partirent vers les Etablissements de l’Ouest ». 
C’est si naïf que génial : les noms propres se rendent dans les lieux qui portent leurs noms. On peut parler du renversement de l’histoire par la simplification du récit, d’autant que son arrière-fond est la christianisation de l’Islande. Je vous assure, ce passage, m’a fait vibrer. Mais il faut pouvoir entendre tout ça en islandais. 
Je n’ai jamais été si proche de l’Islande – mon Islande imaginaire dois-je dire, mais la véritable ne me décevrait sans doute pas, à supposer qu’un jour se présente un mécène pour financer un projet islandais – qu’en travaillant le Narré des îles Schwitters, à Oslo et au-delà du cercle polaire. A plusieurs reprises, Schwitters se rend sur une île Schwitters. Et puis Fridtjof Nansen est devenu pour moi le lien entre la Saga d’Eric le Rouge (on le cite abondamment dans l’introduction) et Schwitters, qui est en Norvège dans la sphère Nansen. Sans doute ai-je pu repérer plus aisément toutes ces coïncidences entre Schwitters et Nansen parce que longtemps auparavant j’avais localisé déjà, apparemment sans le retenir, ce nom de Nansen. 
 
Mais pour revenir à certains passages de Diaire (ceux écrits en premier), il y avait comme un désir inassouvi de me coller au paysage, de m’y frotter, de m’y coucher et d’y rouler le dos comme un chat. Ou plutôt comme un prisonnier en liberté. De transformer ces terres en nappes d’eau pour y nager. Pour déborder l’approche simplement visuelle du paysage, pour outre-passer le regard, pour réinventer le regard lointain de l’aveugle Samson. J’aurais voulu rejoindre physiquement ces terres d’ondes, ces combes sensuelles sans fin que vous imaginez sous la « rembleur » et les odeurs de moissons, les arômes floraux, tout ce dont j’avais été privé dans ma « captivité » islando-polonais. Et ces mêmes paysages revus sous la neige… 
Et ces mêmes paysages éclairés par les strates de mémoires auxquelles j’accédais. Il y avait la volonté que les toponymes, c’est-à-dire ce par quoi j’arrive préalablement dans un site – l’assiette des contrées – rejoignent les noms propres de personnes : les figures historiques, les noms qui traversent les chroniques, les faits divers, ou bien les histoires qu’on me racontait ; puis leurs prothèses : les outils, les noms de métiers, les termes techniques, tout cela se métamorphosait en noms propres, comme le deviennent à mon oreille les noms dialectaux, les verbes et noms fabriqués (on évite le terme de néologisme c’est bien ça ?), tout ce qui pousse aux limites de l’étrangeté la langue française, le tout, structuré, guidé, toujours tendu, toujours appelé, comme dans un paysage, par les rivières et ruisseaux, leurs noms, surtout dans le pays de Diaire, si crayeux, si âpre parfois. 
 
 
Poezibao : peut-on dire que vous explorez les lexiques comme vous investissez les paysages ? Que vous feuilletez les strates du passé dans les mots comme dans les lieux ?  
 
Patrick Beurard-Valdoye : parmi les mots « techniques », il en est en effet qui me fascinent particulièrement : ce sont les noms populaires des fleurs, des plantes et des arbres. Quelle inventivité. Quelle diversité. Je cueillais ces noms (propres, à mes yeux) dans chaque canton où je passais. Pour moi c’est aussi mystérieux qu’un patronyme islandais ; aussi exotique.  
Dans le Narré Schwitters en exil donne aux arbres de son île les noms de ses amis artistes éloignés. 
Tant de mystère suinte de ces plantes, qui font guérir, lorsque l’on en connaît le secret. Et comme vous le savez, ce sont les femmes qui en conservaient les secrets. La façon de transmettre ou non les savoirs par les femmes (en particulier en période de crise) est remarquable. Dans un beau passage de la Saga d’Eric le Rouge, une voyante s’aperçoit qu’il ne reste plus de femmes autour d’elle pour réciter les poèmes incantatoires des rituels. On trouve encore une femme qui les a connus, mais elle vient d’être baptisée. Elle accepte finalement, et jamais les incantations furent si belles, et les malades furent guéris.  
 
Ces femmes aux savoirs dérangeants furent ensuite brûlées. N’oubliez pas l’obsession des docteurs du procès de Jeanne d’Arc autour de la mandragore. Jeanne d’Arc est le fil conducteur « secret » de Diaire : toutes les représentations mythologiques et cinématographiques ; une Jeanne qui remonte son propre itinéraire ; une « Jeans » qui se revendique d’une tradition protestante (« je ne rends compte qu’à Dieu directement »), féministe, et d’une tradition catholique peu connue, en tant que patronne des prisonniers évadés : « Jeanne, aide-moi à réussir mon évasion »…  
L’épopée de Jeanne d’Arc est le contraire de celle d’Eric le Rouge… 
Cette dimension pseudo-magique du langage, en tout cas la recherche d’un « ailleurs » de la langue se coltinant l’inconnu ne me laissent pas indifférent.  
Un langage contre les discours qui asservissent. Quelle rhétorique inventer contre celle des marchands sans scrupules et des despotes ? Il y a quelque chose de cet ordre qui me touche chez Hugo Ball, le fondateur de Dada Zurich, qui écrit que la Grande-guerre, c’est d’abord la faute aux mots : les mots pour ordonner la guerre, pour tuer. Ses poèmes phonétiques inventent des sons pour nommer autrement et s’abstraire du langage des meurtriers. Schwitters fait la même chose avec son Ursonate
 
Être en poésie, c’est peut-être enfin ne plus se servir des mots comme d’armes ? Mais l’histoire française aime les faits d’armes. Elle a surtout retenu de Dada le tonitruant (et talentueux) Tristan Tzara. Hugo Ball lui, s’est retiré sur la pointe des pieds dans le Tessin. Il s’est retiré peu à peu de la poésie.  
Dans le Tessin toujours, quarante ans avant, la poésie perd tout contact avec le poète Rimbaud. Je m’y rends prochainement, pour essayer d’approcher cette coïncidence de deux abdications, qui nous hantent et nous ont parfois tentés. 
Cet écart, ce nécessaire ailleurs fabriquent une méthode récurrente. Rimbaud je crois, avait une ambition de la sorte dans Une saison en enfer et dans Illuminations.  
 
Être en poésie, c’est peut-être aussi suivre la voie tracée de la femme islandaise, ultime dépositaire des secrets de la langue qu’il faut, parfois contre son gré, transmettre, par nécessité de survie de quelques uns. Si ce n’est de soi-même. 
 
 
©Patrick Beurard-Valdoye et ©Poezibao

 

 


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