Ils commencèrent donc par le rez-de-chaussée sans rien trouver d’anormal. Aucun objet ne semblait avoir été déplacé et tout était resté en l’état. Ensuite, il fallut monter à l’étage. Là, sans trop savoir pourquoi, leur inquiétude se mit à croître à chaque marche qu’ils gravissaient. Arrivés sur le palier, on peut même dire qu’ils n’étaient pas rassurés du tout. C’est que si quelqu’un avait voulu se cacher pour les surprendre, c’était bien à l’étage qu’il se serait dissimulé, afin de ne pas attirer l’attention. C’est donc avec une certaine angoisse qu’ils ouvrirent d’un coup sec la porte de la salle de bain. Mais non, il n’y avait personne, ni dans la baignoire ni même dans l’armoire en dessous de l’évier. Ouf ! On recommença la même opération pour toutes les chambres avec la même appréhension et finalement le même succès. On monta même jusqu’au grenier, où l’on n’était jamais allé. C’était une grande pièce immense, qui occupait toute la surface de la maison. Elle était à peu près vide, sauf dans un coin où quelques vieilles armoires et garde-robes aux portes grandes ouvertes laissaient voir des papiers entassés et des vêtements d’un autre âge. La mère frémit en voyant ces portes béantes car elle se souvint de son cauchemar, avec la maison en ruine et la garde-robe dressée face au vide. Les poutrelles qui soutenaient la toiture ressemblaient d’ailleurs à celle de son rêve, mais bon, c’était normal, après tout, il n’y a rien qui ressemble plus à un grenier qu’un autre grenier. Néanmoins elle garda de cette vision une impression étrange, comme si une menace pesait sur elle. Une nouvelle fois, pourtant, elle ne dit rien aux enfants. Ceux-ci, par contre, semblaient particulièrement heureux de pouvoir farfouiller dans toutes ces vieilleries. Bon, c’était très bien tout cela, mais au lieu de chercher des inconnus dans la maison ou des fantômes dans le grenier, ils feraient mieux de surveiller la porte d’entrée. Car elle était ouverte, sans serrure, et n’importe qui pouvait pénétrer à l’intérieur pendant qu’ils étaient là, dans les hauteurs, à vérifier justement si quelqu’un ne s’était pas caché.
Comme ils avaient l’air déçu de devoir quitter le grenier et qu’ils ne semblaient pas trop comprendre de quel danger elle parlait, elle leur donna l’autorisation de rester là, à fouiller dans les armoires (à condition bien entendu de ne rien abîmer et de tout ranger par après). Elle, de son côté, redescendrait pour replacer enfin la fameuse serrure, car il convenait de pouvoir barricader la maison une fois la nuit venue.
Elle s’en alla donc et Pauline et l’enfant restèrent là. Ils avaient trouvé d’anciennes photographies dans une boîte à chaussures et s’amusèrent à les regarder. Il y en avait de toutes les époques. Sur la plus ancienne, on voyait un cimetière militaire avec des milliers de tombes bien alignées et au verso on pouvait lire « Verdun, juillet 1920 ». Sur une autre, on apercevait un grand bateau remontant un fleuve aussi large qu’un bras de mer. Des pirogues, dans lesquelles ramaient des hommes de couleur noire, semblaient vouloir l’accompagner un bout de chemin, comme pour lui faire honneur. Au verso, une seule inscription : « Fleuve Congo, 1935, Albert et Julie. » La plupart des photos, cependant, représentaient soit des communiantes qui souriaient timidement tout en tenant un cierge à la main, soit de jeunes femmes dans leur robe de mariée. Étaient-ce les mêmes personnes dont on saisissait ainsi la vie par bribes? C’était bien possible, c’était même plus que probable. Pourtant, comment retrouver la gamine craintive dans cette femme de vingt-deux ans dont les yeux pétillaient d’audace et qui semblait dire « Je l’ai eu mon Jean, il n’y en a pas une autre qui pourra me le prendre, désormais. » Et était-ce toujours la même femme qu’on retrouvait plus loin, la figure un peu empâtée, le sourire toujours franc mais plus las, et qui était maintenant entourée de quatre enfants ? Était-ce encore elle, qu’on voyait sur une photo datée de 1942, seule au milieu des champs, une faux à la main ? Peut-être, mais ce n’était pas certain. Et cette grand-mère, qui tricotait des chaussettes, assise dans un fauteuil en osier, se pouvait-il que ce fût encore elle ? C’est que son regard semblait à la fois concentré et lointain, comme si elle s’était réfugiée dans cette activité répétitive pour oublier la vie et ses déceptions…C’était aussi la première photo en couleurs et elle était datée de 1972.
Les enfants regardaient tout cela, un peu troublés. Ils ne comprenaient pas tout, mais leur instinct leur faisait deviner le drame de toutes ces vies dont ils avaient comme un résumé entre les mains. A chaque fois, la même scène semblait se répéter à l’infini : communion, mariage, naissance des enfants, puis vieillesse. L’existence d’une bonne dizaine de femmes plus ou moins identiques et interchangeables venait de défiler devant leurs yeux, dans un mouvement accéléré, comme au cinéma. Les hommes, eux, étaient moins présents sur ces photographies ou alors c’était lors d’une fête au village ou d’un repas de famille. Curieusement, ils étaient plus souriants, sans qu’on sache vraiment si c’était dû à leur force de caractère, qui les rendait confiants dans le destin, ou si au contraire ils étaient de nature plus insouciante et ne voyaient pas les dangers qui les menaçaient. Ce qui est sûr, c’est que malgré leurs grands sourires, ils disparaissaient vite des albums. Seul l’habit noir de leur veuve rappelait alors qu’ils avaient quand même existé.
Quand ils furent las de réfléchir sur ces destinées, les enfants lurent quelques lettres, rangées elles aussi dans des boîtes à chaussures. Mais ce n’était qu’une prose insipide de grandes personnes. Un certain Alfred envoyait mille bisous à sa fiancée et lui promettait de bien la tenir par la taille lors du prochain feu de la Saint Jean. Ou bien une dénommée Léonie écrivait à son amie Hortense qu’elle était amoureuse d’un solide gaillard du village d’à côté. Il est vrai qu’il l’avait embrassée derrière une haie à la sortie du bal de la mairie ! Bref, toutes ces choses ne les concernaient pas trop et ils refermèrent vite les boîtes, tout en sentant obscurément que ces lettres d’amour un peu gauches constituaient les prémices des destinées illustrées ensuite par les photographies. Finalement, la vie des adultes ne semblait pas bien passionnante et mieux valait rester encore un peu dans l’enfance. C’est ce qu’ils firent en pillant la garde-robe et en s’affublant de vêtements étranges. Là, c’est Pauline qui prit la tête des opérations. Elle enfila une longue robe de soie rouge sur laquelle elle marchait à chaque pas qu’elle faisait, posa sur sa tête un voile de mariée et un chapeau de paille, puis endossa sur le tout un manteau en faux poils de lapin qui la rendait énorme. Ensuite, elle habilla son frère afin d’en faire un parfait petit monsieur : un gilet à rayures jaunes et noires, comme celui de Nestor dans les aventures de Tintin, un veston à queue de pie et un chapeau haut de forme qui lui tombait sur les yeux. Ils se promenèrent ainsi dans le grenier, bras dessus, bras dessous, mimant les cérémonies nuptiales qu’ils venaient de découvrir l’instant d’avant. Ils n’en finissaient plus de pouffer de rire et c’est dans cet accoutrement qu’ils descendirent.
Quand elle les vit, leur mère ne put s’empêcher de s’esclaffer à son tour. Elle venait de remettre la serrure en place et était occupée à ranger les outils dans le coffre de la Peugeot. C’est donc dans la grande prairie qui entourait la maison qu’ils firent leur voyage de noces, mains dans la main, heureux comme de vrais amoureux. Pourtant, quand ils arrivèrent à l’arrière du bâtiment, devant la porte de la cave à fromages, ils s’arrêtèrent net et le jeu cessa aussitôt. Le tunnel ! Ils avaient oublié d’inspecter le tunnel ! Si un rodeur s’était dissimulé quelque part, cela aurait très bien pu être là.