Anthologie permanente : Charles Reznikoff

Par Florence Trocmé

Le grand poème de Charles Reznikoff, Holocauste [Holocaust], publié en 1975 un an avant sa mort, comprend 12 ensembles : Déportation, Invasion, Recherche, Ghettos, Massacres, Chambres à gaz et camions à gaz, Camp de travail, Enfants, Divertissements, Fosses communes, Marches, Évasions. Il est précédé d’une note de l’auteur : « Tout ce qui suit est basé sur une publication du gouvernement des Etats-Unis, Procès des Criminels devant le Tribunal Militaire de Nuremberg, et les enregistrements du procès Eichmann à Jérusalem. »
On lira dans la préface du traducteur, Jean-Paul Auxeméry, une éclairante et précise analyse de la manière dont Reznikoff a procédé pour écrire Holocauste.
Je renvoie à la présentation du livre et à une note de lecture de Philippe Boisnard sur le site. On pourra trouver également la bio-bibliographie de Charles Reznikoff sur le site et une page d’extraits dans l’anthologie permanente.
On peut réécouter sur France Culture l’émission Poésie sur Parole du  11 novembre 2007 avec des extraits très bien lus par Jean-Luc Debattice et des commentaires détaillés d’Auxeméry, le traducteur. On peut aussi réécouter l’émission des Mardis Littéraires du 4 décembre (se porter immédiatement à la fin de la première demi-heure de l’émission, moment où intervient Auxeméry à propos d’Holocauste et de Reznikoff, avec le regret que l’émission toute entière n’ait pas été consacrée à ce livre, à Reznikoff et à son traducteur !)

IV

GHETTOS

1

Au début il y avait deux ghettos à Varsovie :
un petit et l’autre grand,
et entre eux un pont.
Les Polonais doivent passer sous le pont et les Juifs dessus ;
et à côté, se trouvaient des gardes allemands pour voir si les Juifs ne se mêlaient pas aux Polonais.
Du fait des gardes allemands
tout Juif qui ne retirait pas son chapeau en signe de respect en traversant le pont
était abattu —
et beaucoup le furent —
et certains furent abattus sans aucune raison du tout.

2

Un vieil homme portait des morceaux de bois à brûler
pris dans une maison qui avait été détruite :
on n’avait donné aucun ordre contre ça —
et il faisait froid.
Un commandant S.S. le vit
et lui demanda où il avait pris ce bois,
et le vieil homme répondit que c’était dans une maison qui avait été détruite.
Mais le commandant sortit son pistolet,
le plaça sur la gorge du vieil homme
et l’abattit.

3

Un matin des soldats allemands et leurs officiers
entrèrent de force dans les maisons du quartier où les Juifs avaient été rassemblés,
en criant que tous les hommes devaient sortir ;
et les Allemands prirent tout dans les armoires et les placards.
Parmi les hommes se trouvait un vieil homme portant la robe — et le chapeau — de la secte pieuse des Juifs qu’on nomme les Hassidim.
Les Allemands lui mirent une poule dans les mains
et on lui dit de danser et de chanter ;
puis il dut faire semblant d’étrangler un soldat allemand
et cela fut photographié.

[…]

6

À trois heures un après-midi
une cinquantaine de Juifs étaient dans une cave.
Quelqu’un poussa le sac qui bouchait l’ouverture
et ils entendirent une voix :
« Sortez !
Sinon nous allons lancer une grenade. »
Les S.S. et la police allemande avec des bâtons dans les mains
se tenaient prêts
et se mirent à frapper ceux qui se trouvaient dans la cave.
Ceux qui en eurent la force
furent mis en file selon les ordres
et furent emmenés vers une place
et alignés sur un seul rang pour être abattus.
Au dernier moment
un autre groupe de S.S. arriva et demanda ce qui se passait.
Un de ceux qui étaient prêts à tirer répondit
qu’ils avaient sorti les Juifs d’une cave
et qu’ils s’apprêtaient à les abattre selon les ordres.
Le commandant du second groupe dit alors :
« C’est des Juifs gras.
Tous bons à faire du savon. »
Et ils emmenèrent les Juifs à un convoi
qui n’était pas encore parti pour un camp de la mort —
des wagons de marchandises russes sans marchepied —
et ils durent se hisser l’un l’autre dans les wagons.

Charles Reznikoff, Holocauste, traduit de l’américain et préfacé par Auxeméry, suivi d’un entretien avec Charles Reznikoff, Prétexte éditeur, 2007, p. 28-30 et 32-33.

contribution de Tristan Hordé

version originale en cliquant ci-dessous sur "lire la suite de

bio-bibliographie de Charles Reznikoff


Ghettos

1

At first there were two ghettos in Warsaw :
one small and the other large,
and between them a bridge.
The Poles had to go under the bridge and Jews over it ;
and nearby were German guards to see that the Jews did not mix with the Poles.
Because of the German guards,
any Jew who did not take off his hat by way of respect while crossing the bridge
was shot —
and many were —
and some were shot for no reason at all.

2

An old man carrying pieces of wood to burn
from a house that had been torn down :
there had been no order against this —
and it was cold.
An S.S. commander saw him
and asked where he had taken the wood,
and the old man answered from a house that had been torn down.
But the commander drew his pistol,
put it against the old man’s throat
and shot him.

3

One morning German soldiers and their officers
broke into the houses of the quarter where the Jews had been gathered,
shouting that all the men were to come out ;
and the Germans took everything in cupboards and closets.
Among the men was an old man in the robe — and wearing the hat —
of the pious sect of Jews called Hassidim.
The Germans gave him a hen to hold
and he was told to dance and sing ;
then he had to make believe he was choking a German soldier
and this was photographed.

[…]

6

Three o’clock one afternoon
about fifty Jews were in a bunker.
Someone pushed in the sack at the opening
and they heard a voice :
"Come out !
Otherwise we’ll throw in a grenade."
The S.S. men and the German police with rods in their hands
were ready
and began beating those who had been in the bunker.
Those who had the strength
line up as ordered
and were taken to a square
and placed in a single file to be shot.
At the last moment,
a group of other S.S. men came and asked what was going on.
One of those who was ready to shot answered :
they had pulled the jews out of a bunker
and were about to shot them as ordered.
The commander of the second group then said :
"These are fat Jews.
All of them good for soap."
And so they took the Jews to a transport train
which had not yet left for a death camp —
Russian freight cars without steps—
and they had to lift each other into the cars.

Charles Reznikoff, Holocaust, Black Sparrow Press, Los Angeles, 1975, p. 25-26 et 27-28.