Et d’abord, risqué parce qu’imprévu. Matthieu Gosztola est né en 1981 : un
auteur soucieux de faire carrière creuse d’ordinaire la veine qui l’a fait
connaître. Les précédents livres développaient plutôt un intimisme familial et
amoureux, même si le dernier (Recueil des
caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin, éd. de
l’Atlantique, 2008) ébauchait une sortie de soi, ou une forme de projection, de
passages par d’autres figures. Mais dans Débris
de tuer, c’est le génocide rwandais qui fait l’objet du livre. Donc plus
rien là de personnel, semble-t-il. Dans sa judicieuse préface, Bernard Pignaro
note : « En 1994, Matthieu Gosztola était un enfant. Rien dans son destin
personnel ne le prédisposait à étudier cette page particulièrement atroce de
l’histoire du monde. » Rien ne laissait donc attendre ce livre, très loin
de l’ « étroite peau » d’un jeune poète français d’aujourd’hui.
Mais comment écrire sur un génocide ? On pense à la célèbre phrase d’Adorno
affirmant l’impossibilité de la poésie après Auschwitz…
D’abord, en s’absentant : le poète laisse toute la place aux faits et aux
victimes. On songe à Holocauste de
Reznikoff et aux objectivistes américains. Ici, la technique du cut-up semble
utilisée, mais pas de la façon volontairement plate, neutre, froide, des
objectivistes. Aucun pathos dans le livre de Gosztola, mais il y a du relief,
de la rugosité de langue, à commencer par les emprunts fréquents au rwandais,
et l’alternance entre les faits, rapportés à la troisième personne, et les témoignages
(on, je, nous), toujours très courts, morcelés.
Autre façon d’avoir une prise de langue sur l’événement terrible : la
composition. Chaque page est présentée comme autonome, avec indication de date
et de lieu : « Rubavu, 6 Mai 1994 », par exemple. Mais la suite
chronologique des pages constitue comme une approche particulière d’un « récit ».
De même, le livre est clairement construit sur deux périodes : la première
partie (pages 9 à 51) couvre la période du génocide lui-même (7 avril 1994 – 30
juin 1994), alors que la seconde partie (pages 53 à 89) s’étend du 26 juin 1995
au 12 avril 2010 et nous fait donc entrer dans le temps de la mémoire et des
conséquences longues du traumatisme. Cette structure très forte du livre, même
si elle ne saurait être confondue avec celle d’un récit, équilibre une force
égale de dispersion, d’émiettement, une sorte d’affolement du texte en
particules qui sont plus en résonance qu’en lien.
L’extrême diversité des dispositifs d’écriture employés participe à cette
impression double de maîtrise (presque savante, ciselée dans le détail) et de
perte de contrôle global. Gosztola alterne une multiplicité de techniques :
vers libre centré, vers libre avec justification à gauche, vers libre avec
justification à droite et à gauche créant un vide mobile au centre, passage de
l’italique au romain, changement de corps de caractère, parenthèses doubles
voire triples, schémas, suite de points, éclatement du mot par séparation des
lettres qui le composent, ou inversement soudure de plusieurs mots… Ces
ruptures constantes perturbent la lecture en même temps qu’elles créent un
sentiment de vertige face à ce qui a lieu dans la première partie, ou a eu
lieu, dans la seconde.
La mise en page complexe de ce livre le rend difficile à citer en restituant une page à l’identique ; je
choisis donc une page particulièrement « simple »:
« paisible crypté dans la nuit / en munyarwanda // je veux construire une
maison / pour mon imagination / et y mettre le feu //// ce sont des morceaux
que je foule / comme je regarde ce que je n’ai pas vu // et en avant // il faut
que je marque sur la poussière rouge / que je me souvienne du pas de danse
bantoue / de l’effroi de cette figure qu’elle n’avait pas au moment de mourir
//// (je vois une fuite / dans le silence // : les / visages / insistent /
dedans et / me parlent / pour me / taire ) //// ( Vancouver, 3 janvier 2009) »
Il est difficile de dire d’un tel livre qu’il est « réussi », mais
c’est une remarquable tentative pour aller poétiquement contre l’inhumain, sans
concession aucune au voyeurisme morbide ou au goût pervers pour l’horreur.
par Antoine Emaz
Matthieu Gosztola
Débris de tuer
Atelier de l’agneau
89 pages
14 euros
voir
une introduction à ce livre proposée par Matthieu Gosztola sur Poezibao