Cette photo (AFP), pas vraiment sublime, n’en est pas moins exceptionnelle. Abondamment diffusée dans la presse, ce portrait du roi Abdallah d’Arabie saoudite – et du prince héritier Sultan Ben Abdel Aziz pour atténuer l’impression qu’aurait pu donner la seule présence du souverain peut-être ? – est une petite révolution. Prise à l’occasion d’un séminaire sur la santé, elle montre les deux responsables saoudiens avec une joyeuse assemblée de leurs concitoyennes sujettes. Manière, pour les autorités saoudiennes, de signifier, sans avoir à le dire explicitement avec des mots qui blessent, que leur point de vue évolue sur la question de la mixité entre les sexes.
Car les mots pour dire ces choses ne sont pas faciles, sachant que la question de la séparation entre les sexes – assez disputée en casuistique musulmane – constitue la pierre de touche du système social érigé en norme par le courant religieux wahhabite vers la fin du XVIIIe siècle et utilisé ensuite par la famille des Al Saoud pour asseoir leur domination politique sur la majeure partie de la Péninsule arabique. Dans le langage courant, on parle souvent en Arabie saoudite de “mélange” (ikhtilât أختلاط, sous entendu, des sexes), un mot qui, comme le souligne cheikh Qardhâwî en personne, n’appartient pas à la tradition religieuse (article en arabe dans Elaph). Le mot “sonne” assez péjorativement en arabe et il faudrait mieux selon le global mufti parler d’association ou de rencontre entre les sexes (liqâ’ – muqâbala – mushâraka). La presse présente les choses souvent de manière plus neutre avec l’expression de “séparation des sexes” (fasl al-jinsayn), laquelle est prônée par les Wahhabites pour éviter l’abomination de la khalwa (خلوة), cet “isolement” (si l’on prend le mot au pied de la lettre) qui signifie en fait, sans que les choses ne soient vraiment dites, le “tête à tête” de deux êtres de sexe différents…
On le sait, les genres ne peuvent se mélanger qu’en vertu (?) de règles très strictes dans le royaume saoudien, et il y a même une police de mœurs dont un des rôles consiste à faire respecter cette loi. (Avec parfois des conséquences assez paradoxales, les teen-agers saoudiens devant ainsi supplier leurs sœurs ou leur mère de les accompagner faire du shopping dans les malls depuis la mise en place d’une règlementation limitant l’accès des jeunes mâles isolés, suite à trop d’incidents car les centres commerciaux étaient devenus de hauts lieux de drague !)
Dans la réalité, voilà des années que tout le monde (ou presque) a compris que les choses ne peuvent plus durer ainsi, sauf qu’il est fort difficile de revenir sur une règle qui, dans la pratique locale de l’islam saoudien, est pratiquement érigée en dogme. Depuis des années, les coups de boutoir contre cette (assez récente) tradition de la séparation des sexes se multiplient, dans des contextes différents, et selon des stratégies multiples où le choc des images sert à ébranler les certitudes, comme on le voit bien dans cette photo du célèbre prince saoudien, et richissime homme d’affaires qu’on ne présente plus, Al-Walid Ibn Talal, se faisant tirer le portrait, il y a tout juste un an, en compagnie de l’équipe féminine de foot de Jeddah (voir ce billet). (Le terrain de foot – on l’a d’ailleurs vu aussi en France – étant apparu comme une nouvelle conquête de la femme saoudienne venue, pas vraiment en masse mais tout de même, encourager son équipe nationale dans un stade rempli de mâles déchaînés : voir cet article en arabe dans Elaph).Il n’est donc pas étonnant que l’épilogue des temps forts qui ont agité l’Arabie saoudite durant les six derniers mois ait été en définitive annoncé par la photo de la personnalité la plus libérale de la famille royale avec ses footballeuses préférées, et soit aujourd’hui donné grâce à celle qui ouvre ce billet, avec un roi fort bien entouré. Pour mémoire, rappel des principaux épisodes de ces éclats publics :
- Septembre 2009, le jour de la fête nationale, inauguration en grande pompe (tous les dignitaires du Royaume et quelques prix Nobel pour la photo là encore) de la King Abdallah University of Science and Technology (KAUST). On apprend à cette occasion que les femmes, y compris saoudiennes, n’auront plus l’obligation de porter leurs abayas ni de se voiler et qu’elles seront même autorisées à conduire à l’intérieur de ce campus de 36 km².
- Octobre 2009, cheikh Saad al-Shethry (سعد الشثري), membre du Conseil des grands oulémas est, fait rarissime, démis de ses fonctions par décret royal. Lors d’un entretien donné à la chaîne religieuse Al-Majd, ce membre éminent du Comité permanent des recherches et des fatwas avait critiqué cette introduction de la mixité dans la toute nouvelle université. Plus fondamentalement, le religieux luttait sans doute, avec certains de ses semblables, pour garder la main sur les programmes, via le maintien de comités de contrôle …
- Décembre 2009, Ahmed ben Qassem Al-Ghamidi (أحمد بن قاسم الغامدي), responsable, dans la très sainte ville de La Mekke, de la police des mœurs, suscite une véritable commotion dans la société saoudienne en affirmant que la mixité est un fait naturel et que ceux qui s’insurgent contre elle, alors que la sharia est muette sur la question, l’autorisent en fait au sein de leurs propres maisons, remplies d’employées qui y travaillent en présence de nombreux hommes étrangers ! (article en arabe sur Islam-Online avec traduction du passage le plus “saignant” dans Courrier international. Pareille déclaration, bien dans l’air du temps quoi qu’on en dise, n’est pas sans poser problème : que faire de tous ceux qui ont été emprisonnés, jugés, condamnés, pour un délit qui n’en serait plus un ?!!! Il y a eu sans doute un peu d’improvisation de la part d’un fonctionnaire zélé, pressé d’aller là où souffle le vent et on ne sait pas bien aujourd’hui s’il a été révoqué, maintenu en poste (aux dernières nouvelles, il valait mieux ne rien dire, selon cet article du Middle-East Online).
- Février 2010 enfin (mais la saga connaîtra certainement d’autres rebondissements), les milieux conservateurs contre-attaquent à travers la personne d’un religieux bien connu pour ses positions extrémistes. Cheikh Abdul-Rahman al-Barrak (عبدالرحمن البراك) utilise le registre classique de la fatwa (simple avis qui n’a pas valeur contraignante, rappelons-le) pour expliquer que la mixité au travail ou dans le cadre scolaire “prônée par les modernistes” est strictement proscrite car elle permet “de voir ce qui est interdit et autorise les hommes et les femmes à se parler, ce qui est interdit”. “Quiconque permet cette mixité (…) autorise des choses interdites est un infidèle, ce qui constitue une apostasie (…) Soit il se rétracte, soit il doit mourir (…) car il désavoue et n’observe pas la charia”. (Traduction récupérée ici ; texte arabe sur le site d’Al-Arabiya, avec un résumé en anglais).
Tollé dans la presse (toujours fort proche des milieux au pouvoir) ; coup d’éclat de la sympathique candidate saoudienne arrivée en demi-finale de la célébrissime émission Le poète du million, qui “se fait” les vieux cheikhs et se taille un beau succès dans les médias arabes et internationaux en dénonçant dans une belle improvisation lyrique et devant des dizaines de millions de téléspectateurs le chaos des fatwas ; fermeture début mars pour la forme du site du cheikh excessif (il fonctionne pourtant – le site ! – vous pouvez le vérifier !)
Malgré tout cela, “la messe est dite” oserait-on affirmer et la photo du roi en aimable compagnie est là pour nous dire que ce n’est qu’un épisode de plus dans une série de péripéties qui mènent inexorablement à la modernisation de l’Arabie saoudite, et à l’abandon, plus ou moins explicite/hypocrite, des contraintes, longtemps acceptées par les alliés occidentaux du Royaume et désormais de moins en moins supportées, à commencer par les couches les plus jeunes et les plus éduquées de la population.
Et s’il fallait s’en convaincre, et se souvenir qu’une bonne photo en dit parfois bien plus que de longs discours, on s’est beaucoup amusé en Arabie saoudite et dans le monde arabe de ce photogramme (lien sur le site de la chaîne Al-Arabiya) tiré d’une vidéo tournée il y a quelques jours à l’occasion de la célébration, au Koweït, du “jour de la femme” (comme quoi !) : malgré le cadrage serré, on y voit – regardez bien sur les côtés ! – le très sérieux cheikh Muhammad al-Nujaymi (محمد النجيمي), un des partisans notoires de cheikh Barrak (article en anglais) et de sa fatwa incendiaire contre la mixité. Le pauvre homme est en plein “mélange des genres”, et avec des femmes “en cheveux” s’il vous plaît !!!Avis aux fidèles ! Dans la série de ce que j’appelle les “billets intermédiaires”, je voudrais bien me livrer, mardi ou mercredi, à une petite expérience. Pensez à ouvrir… (Vous pouvez aussi vous inscrire à un des flux de syndication, à droite de l’adresse ou tout en bas tout en bas de l’écran.