Banderille n°340 : Dans le silence statistique, personne ne vous entendra brailler

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Par Toréador | mai 17, 2010

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’immigration sans jamais oser le demander

Le monde germano-pratin sort d’une lente hibernation, semble-t-il, avec quelques ouvrages qui sont autant de pavés dans la mare du consensus mou. Plutôt que de lire le dernier opus sur Freud ou les crimes d’Israël, j’ai choisi de vous faire part d’un livre intitulé « Les yeux grands fermés ». Son auteur, Michèle Tribalat, est une démographe de l’INED qui s’était faite remarquer pour une étude intitulée « Faire France : une grande enquête sur les immigrés et leurs enfants, préface de Marceau Long, Paris, La Découverte, 1995″.

Avec les yeux grands fermés, elle ose s’attaquer à la vache sacrée de l’immigration et à nombre de poncifs véhiculés par le débat public. Parmi ces derniers, citons celui  du « solde migratoire » (outil qu’elle démolit) ou bien le poncif qui consiste à présenter l’immigration comme un phénomène économiquement positif, ou encore celui qui fait de l’immigration la réponse au vieillissement démographique. Comme l’explique Michèle, tout dépend du niveau de qualification des immigrés, de leur âge, et du champ de l’étude (prend-t-on en compte les descendants et jusqu’où ?).

Comment ainsi ne pas hocher de la tête avec approbation lorsqu’elle conclut sa charge par un « Il devrait devenir un peu plus difficile d’invoquer l’immigration pour payer les retraites de demain, tout en s’offusquant de tout effort politique visant à sélectionner l’immigration en fonction de critères utiles à cet effet« .

Tribalat nous fait prendre conscience que l’immigration occupe dans le débat public de nos sociétés post-modernes la même position centrale et taboue qu’avait autrefois la sexualité reproductive. Toujours en prolongeant ma métaphore, cela me ferait penser à certains curés qui engageaient leurs paroissiens à « croître et multiplier » mais utilisaient « le serpent qui n’a qu’un oeil » pour expliquer la contraception !

L’immigration-marguerite : je l’aime un peu, beaucoup, à la folie…

Car Michèle Tribalat en profite en réalité pour montrer combien l’appareil Français s’est auto-mutilé pour s’empêcher des collecter les séries statistiques qui permettraient une analyse rationnelle des phénomènes migratoires, à commencer par les statistiques précises sur l’origine ethnique.

Tribalat démolit les contradictions d’une bureaucratie pusillanime paralysée par la peur d’être mal vue. La citation de Taguieff qu’elle met en évidence est symptomatique : « L’antiracisme dominant a bien déclaré la guerre au racisme introuvable (parce que indéclaré), une guerre aussi absolue qu’impuissante, car il ne vit que de supposer l’existence de son ennemi désigné et, n’ayant nul intérêt à la disparition de ce dernier, ne peut éviter d’agir sur les causes réelles de ce qu’il prétend combattre ». Tribalat la relie aux questionnaires très orientés où l’on interroge la population sur des approximations ou des sentiments, plutôt que des faits.

Le passage le plus féroce se trouve page 196 où Tribalat scalpe une question de la Commission des Droits de l’Homme : « D’une manière générale, diriez vous qu’en France aujourd’hui, le nombre d’immigrés n’est pas assez important, est trop important, est juste comme il faut, ou qu’il vous est indifférent ? ». Tribalat ironise : « Pour penser correctement et ne pas se voir taxé d »ethnocentrisme ou de racisme, l’enquêté d’origine française qui réside à Clichy-sous-Bois, la Courneuve, ou Aubervilliers; où les trois quarts des jeunes étaient d’origine étrangère en 2005, doit trouver qu’il n’y a pas trop d’immigrés et, si possible « juste comme il faut », ou, encore mieux « pas assez ». En la circonstance, la personne d’origine étrangère résidant au même endroit fera preuve d’ouverture en déclarant qu’il n’y a pas assez d’immigrés, ce qui peut vouloir dire que ses voisins d’origine française seraient bien avisés d’aller voir ailleurs« .

C’est pour ces analyses percutantes et étayées que le livre vaut le détour. Après, on regrettera que l’auteur oscille entre essai politique et mémoire de thèse, la profusion d’explications techniques au milieu de quelques longueurs pouvant faire décrocher, au choix, le lecteur ou sa mâchoire. Reste qu’il faut se féliciter que des intellectuels rouvrent des débats scellés par la chape de plomb de la bonne-pensée. C’est ce qui montre qu’une démocratie est vivace et qu’il est malsain de déserter ce champ au profit des extrêmes.

Appréciation subjective :

Les Yeux grand fermés : **

* = Déçu ** = Captivé *** = Emballé

« Les Yeux grand fermés« , Michèle Tribalat, Denoël, 222 pages, 19 €