Défense et illustration de Miss Univers (4)

Publié le 16 mai 2010 par Zebrain
La question du sexe

Les rapports entre hommes et femmes constituent véritablement le coeur de l'oeuvre de miss Wintrebert. Chromoville (1984) décrit une cité post-cataclysmique, Tour de Babel bâtie sur le modèle du mandala, où la technologie la plus sophistiquée côtoie une structure sociale qui rappelle l'Inde traditionnelle. Les castes y sont identifiées par des couleurs : bleu pour les marchands, violet pour les urbanistes ou jaune pour les hétaïres, etc. Celles-ci sont les seules femmes à pouvoir acquérir un certain pouvoir au sein de cette société rigide, fondée par un Hiérarque misogyne. La ligne événementielle globale de ce roman — qui débouche sur le renversement de l'ordre établi — est avant tout prétexte à une floraison d'idées, où un soin tout particulier a été apporté aux détails annexes. Il s'agit sans doute de la création d'univers la plus aboutie de son auteur, et certains passages ne sont pas sans faire penser à un Jack Vance hypothétique qui connaîtrait la chaleur des émotions.

Le monde de Chromoville a tout d'une dystopie : on y drogue le pain pour faire tenir la populace tranquille, les enfants y sont mis au monde par des pondeuses décérébrées, les femmes y ont été relégués à des rôles subalternes parce qu'elles — enfin, leurs ancêtres — se sont rebellées contre le système de castes lorsque celui-ci s'est mis en place. Le sexe y prend également une grande place, sous des formes multiples. Outre les hétaïres déjà citées, on s'y accouple aussi avec les saïs — race synthétique hermaphrodite, créée par un savant génial, dont les représentants servent de domestiques aux castes supérieures. Il est également question de viol, de défloration, d'avortement. C'est le cas de le dire, les personnages féminins en voient de toutes les couleurs, et pas des plus agréables, comme si Joëlle Wintrebert voulait bien insister sur l'injustice fondamentale de cette société vis-à-vis des femmes.

Woman is the nigger of the world..., comme le chantait John Lennon.

Le personnage le plus marquant de cet kaléidoscope aux couleurs de l'arc-en-ciel est certainement Sélèn, le chorège, qui ne connaît de l'amour que sa forme la plus douloureuse. Il peut rendre les autres heureux ; néanmoins, la réciproque n'est pas vraie. Difforme mais capable d'agir sur les molécules qui composent son corps, il représente une variation intéressante sur le vieux schéma hugolien : ressortant à la fois de l'ombre et de la lumière, il symbolise la fusion de deux principes complémentaires.

Hétéros et Thanatos (1982), qui se déroule bien longtemps après Chromoville, ne fait que confirmer cette dualité/ambivalence du chorège. Dans ce texte, il use de ses pouvoirs pour tenter de résoudre les problèmes d'un couple de paysans. Capable de se dématérialiser et de réapparaître sous l'apparence qu'il désire - c'est à dire, en général, celle de l'homme ou de la femme du couple concerné -, il mime l'appariement tel qu'il devrait s'accomplir. Ce qui ne va pas sans provoquer des réactions parfois violentes. Cette nouvelle tout à la fois poétique et d'une noirceur forcenée, non contente de prolonger Chromoville, affine le personnage de Sélèn, notamment à travers ses rapports avec Violette, l'Azarine, qui le tuera sur sa demande à la fin du texte, avant de marcher vers sa propre mort qui l'attend le lendemain.

Hurlegriffe (1983) présente lui aussi des amants séparés par la mort, mais le traitement y est fort différent, car conditionné par la nature du personnage principal, cette créature aux allures de chimère qui donne son titre au texte, et dont les monologues pleins de haine ne sont pas sans évoquer ceux de Sans appel dans leur vigueur et leur écriture. La tentation de l'engloutissement est également présente, à cette différence près que celui-ci débouche sur une renaissance. Toutefois, Hurlegriffe vaut surtout par l'éclairage qu'il jette, au détour d'un paragraphe, sur l'ensemble de l'oeuvre de Joëlle Wintrebert : « Les hommes ne sont pas un, mais deux (...). Ils ne sont pas capables, comme nous, de se reproduire tout seuls. Morcelés, ils cherchent par l'union de leurs deux principes à réaliser la Totalité. » Le thème de l'androgyne mythique, déjà esquissé avec Sélèn, prend ici toute sa dimension, mais ce n'est qu'avec Le créateur chimérique (1988) qu'il sera poussé dans ses derniers retranchements (8).

Le roman en question réunit en un faisceau unique les trois grandes orientations dégagées dans cet article : enfance, sexe et mort. Il réalise la fusion des thèmes wintrebertistes en un authentique chef-d'oeuvre, venant couronner le corpus qui l'a précédé. Sa première partie est constituée de la nouvelle La créode (1979), primée en 1980, à la première convention de Rambouillet. Le récit de cette difficile scission d'un être humain avec son double parthénogénétique repose sur une astucieuse transposition : l'humanité se reproduisant désormais par scissiparité, le lieu de l'amour se retrouve déplacé. Comme le note Joëlle Wintrebert, les Ouqdars n'ont que de rares contacts physiques entre eux - conséquence de leur mode de reproduction. Par contre, durant le développement de leur unique enfant, ils vivent des fantasmes d'accouplement tout droit issus de l'époque où il existait encore deux sexes, ce qui rend la séparation encore plus douloureuse. Damballah, qui se refuse à perdre l'être qui naît de lui, est à la fois l'amant retenant à tout prix celle qu'il aime et la mère craignant de voir son enfant la quitter. A l'inverse de Chromoville, le sexe - même s'il prend une forme fort différente de celle que nous connaissons - est intimement lié au processus de reproduction. Le temps de la maturation du double est aussi celui de l'amour, auquel la séparation met fin à jamais, puisque le nouveau-né perd tout souvenir des événements ayant précédé son individuation.

Joëlle Wintrebert exploite et pousse à bout les possibilités offertes par ce prologue d'une force rare. La mort d'Ayuda, son double, libérera Damballah de son obsession pour elle (9), mais celle de Mercure, issu d'Ayuda, avant qu'il n'ait pu se reproduire, met fin à sa lignée. Il lui sera néanmoins proposé, à la fin du roman, d'endosser un corps sexué, ce qui règle le problème mais en soulevant de nouveaux. Tout comme les saïs hermaphrodites de Chromoville, les Ouqdars sont nés d'une mutation contrôlée — par le Créateur chimérique du titre. Et bien qu'ils se reproduisent parthénogénétiquement, ils conservent de vagues caractéristiques sexuelles mâles ou femelles. Jusqu'à la Sci — et surtout durant la période de développement de leur double — ils réalisent l'union des deux principes. On retrouve là le thème, évoqué par Platon dans Le banquet, de l'androgyne originel auquel faisait déjà allusion Hurlegriffe ; l'amour naît du désir qu'ont de se réunir les deux moitiés complémentaires de cette créature mythique, séparée par Zeus et Hermès. Et si les Ouqdars réalisent cette fusion avec une plus grande plénitude que les humains sexués, c'est au prix d'une souffrance finale elle aussi plus importante, puisque le porteur du bourgeon revit intégralement la division de l'androgyne primitif.

La parthénogenèse n'apparaît donc pas une solution aux peines de coeur.

Roland C. Wagner



(8) Hurlegriffe se déroule dans le même univers que Les Maîtres-Feu et L'Océanide, mais il s'agit apparemment plus d'un clin d'oeil que d'un détail important pour la compréhension du lecteur

(9)  Ayuda est d'emblée considérée comme un être féminin par Damballah.