Jean-Louis Servan-Schreiber vient de publier son "nouveau Nouvel art du temps," Trop vite, un troisième opus en trente ans sur le temps qui passe. Passionnant. Ou plus exactement : une espèce de révelation pour moi. J'y ai lu exprimé avec des mots simples ce que je ressens depuis quelques années. JLSS a écrit une mise en perspective structurante - un "focus avec explication de texte". Très utile. Une trame d'humanisme. Si comme Jean-François Kahn, JLSS tenait un blog, je le suivrai attentivement et je me sentirais plus riche...
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Jean-Louis Servan-Schreiber - les matins
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Jean-Louis Servan-Schreiber : "Nous ne nous plaçons plus dans une continuité"
| 07.05.10 |Dans "L'Art du temps" (Fayard, 1 983), déjà, vous disiez qu'on avait mal au temps et qu'on ne savait pas le soigner. A-t-on appris ?
Je parlais alors de notre rapport individuel au temps. Notre principal problème est de gérer cette matière première de nos vies, la plus rare. En enquêtant pour écrire Trop vite (Albin Michel, 208 pages, 15 euros), je me suis rendu compte que c'était l'ensemble de la société qui était désormais en proie à ce même mal.
Le premier chapitre de "Trop vite", votre analyse du court-termisme qui, désormais, régit la société dans tous les domaines, porte sur la vitesse, "un bouclier contre le doute"...La vitesse met en oeuvre des capacités de concentration de soi qui évtent et empêchent de penser à autre chose. C'est dopant. Ainsi, quand on se retrouve soudain disponible : en vacances, dans une soirée, en transit dans un aéroport, on découvre alors un vide à remplir. La vitesse permet de lutter contre le doute et contre l'ennui en les fuyant.
Selon vous, le cerveau humain, en dépit de toutes ses possibilités, est en retard pour penser les conséquences de cette fuite en avant...
On dit, à juste titre, que le cerveau est l'instrument le plus complexe de la création, qu'il se passera des décennies avant qu'on mette au point des machines rivalisant avec lui. Mais, depuis longtemps déjà, je constate que les machines que nous avons inventées, accumulent des performances supérieures aux nôtres : en vitesse, précisément, en calcul, ou en puissance.
Le thème de la complexité de nos sociétés n'est pas nouveau, mais il ne fait que s'accentuer. Aucun d'entre nous n'est en mesure d'avoir dans la tête un schéma global du système dans lequel nous évoluons et agissons. Les spécialistes eux-mêmes sont dépassés. Nombre de banquiers disent ne plus vraiment comprendre les instruments financiers qui sont sous leur responsabilité. La machine a pris son indépendance, ce qui explique en partie ce qui s'est passé au moment de la crise financière de 2008.
Dans votre chapitre sur la politique, vous décrivez comment Nicolas Sarkozy incarne une politique de la vitesse. Or, il est au plus bas dans les sondages. Est-ce cette vitesse que les Français contestent ?
Quelle est, dans la réaction de l'opinion à son égard, la part de jugement sur les résultats et la part d'une certaine allergie au style ? Il est difficile de vraiment trancher. La vitesse fait partie de son style, et personne n'était contre l'idée "qu'il est temps en France de régler les problèmes rapidement". Mais, à tort ou a raison, l'opinion a ressenti là une forme d'activisme, de réflexe, plutôt qu'un choix programmé de mode d'action. Dès qu'il se passe quelque chose, on déclare vouloir faire un projet de loi dans les deux jours. Ce n'est guère crédible. Les parlementaires se plaignent d'avoir le sentiment de devoir bâcler les lois.
Quand la vitesse devient en soi l'objectif et non pas seulement l'instrument le plus approprié, les déclarations sonnent faux.
Sur le plan des institutions, le quinquennat est-il un exemple de court-termisme ?
Il est trop tôt pour en juger. Les évolutions constitutionnelles ne peuvent être appréciées que dans la durée. Mais, on constate déjà que le discours politique dominant porte moins sur les questions de fond que sur les postures électorales. Derrière tout cela s'accentue une vraie crise de la démocratie pour faire face aux questions de fond d'une société compliquée.
La démocratie est-elle donc menacée ?
Plus qu'il n'y paraît. Notre système a été bien conçu au XVIIIe siècle, avec les équilibres de pouvoir chers à Montesquieu. Le fonctionnement de notre société hyperinformée et réactive rend ces institutions traditionnelles inadaptées aux problèmes à résoudre. Comment n'y aurait-il pas de remise en cause ? En outre, la démocratie est contestée par des pays importants, au premier rang la Chine, qui expliquent que chez eux, sans démocratie, ça tourne mieux. Ce qui est souvent vrai. Pour nous qui sommes pétris de démocratie, son horizon reste indépassable. Mais elle bute de plus en plus contre le mur de l'efficacité.
La fin de la transmission, dans tous les domaines, n'est-elle pas le principal facteur d'accélération du court-termisme ?
Nous ne nous plaçons plus dans une continuité. Or, pour que chacun se réconcilie avec le fait de devoir mourir, il n'y a pas d'autre moyen que de se placer en tant qu'individu dans une continuité. Si nous ne savons plus d'où nous venons et ce qui nous succède, toute vie se réduit à une aventure singulière à court terme.
Dans les entreprises on vit aussi le court-termisme. Il faut rendre compte de la gestion tous les trois mois. On abuse des contrats à durée déterminée (CDD), des emplois précaires...
On ne peut pas gérer une entreprise correctement en devant optimiser les résultats tous les trimestres. Mais on veut désormais donner la priorité aux analystes financiers plutôt qu'aux équipes managériales. Pour faire face à cette contrainte trimestrielle, les dirigeants en sont réduits à manipuler leurs comptes.
Le capitalisme qui voulait construire une entreprise sur plusieurs générations n'existe plus. Aujourd'hui, quand quelqu'un crée sa start-up, il se dit "je me donne cinq ans maximum, et de préférence trois, pour la revendre".
Quant au CDD, il est, avec les stages, le seul mode d'accès au monde du travail. Obtenir pour un jeune un CDI, est devenu plus difficile qu'un diplôme. Comment, alors, ne pas se sentir dans la précarité, même avec un bon niveau de salaire ?
Vous rappelez le point de vue de Claude Bébéar, président d'honneur d'Axa, selon lequel la finance aurait toujours été court-termiste. Qu'en pensez-vous ?
Bébéar a raison de dire que la finance, par nature, repose sur la spéculation, mais c'est l'exagération de cette dernière qui fait que tout à coup ce système disjoncte. C'est ce qui s'est passé avec la récente crise financière. Il n'y avait personne pour éviter l'explosion et, deux ans après, il n'y a toujours personne.
La vitesse accentue et exacerbe tout ce qu'elle touche. Ce court-termisme qui réduit notre horizon de réflexion, peut se résumer en une question : "Accepteriez-vous de rester, de nuit, dans une voiture dont la portée des phares diminuerait à mesure que sa vitesse augmente ?" Or, c'est exactement ce qui arrive. Je viens de trouver cette formule de Pascal, qui déjà, l'annonce : "Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir" (Pensées 226).
Quelle menace représente l'impossibilité, pour tous les gouvernements nationaux, de traiter des problèmes graves qui se posent à l'échelle planétaire ?
De ces problèmes, les deux les plus importants, et presque à l'opposé dans leur tempo, sont la finance qui fonctionne à la vitesse de l'électronique, et l'écologie dont le temps se compte en décennies, voire en siècles. Interpellés, les gouvernements, dans les deux cas, affirment vouloir accomplir les réformes nécessaires. Mais ils ajoutent qu'ils ne pourront le faire que si tout le monde est d'accord. Ils reconnaissent ainsi leur impuissance qui s'est cristallisée dans les deux ou trois dernières années avec la crise de la finance mondiale et l'échec de Copenhague.
Devant ces problèmes transnationaux, le monde n'est toujours pas gouverné puisqu'un consensus reste inaccessible. Car pour résoudre la question écologique, il faudra prendre des décisions qui mettront en cause certains de nos conforts et libertés. Quant à la finance, sa réforme supposerait porter atteinte à l'idéologie libérale encore dominante.
Etes-vous pessimiste sur l'avenir ?
Au bout de cette enquête, il ne serait pas réaliste d'être optimiste. Toutefois, l'humanité s'en est toujours sortie et quelles que soient les difficultés actuelles, je ne nous sens pas au bord de l'effondrement final. Mais s'en sortir cette fois-ci risque d'être très coûteux, y compris en tragédies humaines.
Propos recueillis par Josyane Savigneau