" Les poètes, les visionnaires mènent toujours ce combat, soit au plus profond d'eux-mêmes, soit, - et je le propose -, contre les murs de la Connaissance : Espace et Temps, Loi et Causalité. Contre les limites de la Connaissance.. "
Le monde où vit Segalen est évanescent : la culture maorie est morte de l'oubli des mots et de la tradition , de l'impossibilité de faire face à l'étrangeté occidentale ; la culture de la Chine est figée dans la tradition et en pleine décadence.Il appartient justementau poète d'établir une sorte de compromis entre le chaos mouvant du monde et le désert de du sens et de l'Absolu. Cette zone intermédiaire est celle de l'œuvre d'art. La vision enivrée, ce regard pénétrant, cette clairvoyance peut tenir lieu de toute la raison du monde et du dieu, compromis, conciliation entre la recherche de l'Absolu et la résignation au monde limité du sensible. " A côté de l'état Connaissance, instaurer l'état de clairvoyance, non nihiliste, non destructeur ", est-il écrit dans une note du dossier exotisme.
Cette autre " pelure d'oignon, pour reprendre l'image précédente d'Henri Bouiller, sera alorsl'inflexion que recevront sa vie et sa pensée à partir de Rimbaud déjà (le thème du " voyant ") etsurtout de la découverte du continent chinois :
À l'époque qui nous occupe, ce centre était représenté par la Chine . Il devait se confondre avec Pékin, pour se voir déplacé plus tard vers le Tibet, mais nous y reviendrons en temps voulu ; pour l'heure, le centre, c'était bien la Chine, l'immense continent tout entier. ( C'est moi qui souligne.)Kenneth white : figures, lieux, trajectoires .dans l'esprit nomade. Biblio.
La chine va donc constituer d'une nouvelle étape dans la vie et l'œuvre du poète. La joie sensuelle des Immémoriaux faits place avec la découverte de la Chine à une exploration constante d'un invisible, selon une dialectique de l'imaginaire et du réel.
La chine de Segalen est d'bord un monde réel qu'il va affronter avec courage physique et difficultés :
" Quant au réel, il triomphe avec brutalité. Le coup de plongée a réussi. J'ai brutalement étranglé ma peur du réel. Je m'en suis allé au-delà "
On sait que Segalen a fait trois voyages en Chine. De ces trois voyages, le deuxième (1913-1914) étant une mission archéologique et le troisième (1917) une mission officielle, c'est bien le premier (1909-1912) qui se révéla le plus personnel, et d'emblée, le plus décisif sur le plan de la création. Lorsqu'il est arrivé en Chine, il s'est " reconnu ". " J'ai trouvé mon lieu et mon milieu ". Et s'il ne s'est pas laissé tromper par les apparences d'un pays en décadence, c'est qu'il venait chercher " certaines formes ", que la culture chinoise avait engendrées et qui avaient résisté au temps.
" C'est bien par l à que tout a commencé. Pour peu qu'on pénètre dans l'œuvre de Segalen, on est frappé par ce besoin impérieux chez lui d'affronter charnellement le réel. Affrontement pathétique au demeurant : d'un côté, cet être à l'aspect frêle et à l'imagination vive ; de l'autre, un réel énorme, semé d'inconnus et d'obstacles parfois effrayants. Segalen est fasciné par le réel, mais le réel lui fait peur. Il entretient avec lui des relations quasiment sexuelles. Sans cesse il revient sur ce sujet " françois cheng.l'un vers l'autre.en voyage avec victor segalen
... si quelqu'un de mes gens vient me rejoindre ici ! Si le moindre muletier suit mes pas à la piste et vient me chercher pour me remettre dans la vraie route, vers l'étape... - Ils verront! Ils verront sa tresse noire et grasse, pendant jusqu'aux talons ! Ils verront que tout homme ainsi dans l'Empire de ces jours, a subi le joug et laissé pousser ses cheveux jusqu'aux pieds ! et sauront que l'on coupe le cou à tous les autres... Ils sauront ainsi que leur droit de vivre est passé, que leur vie est périmée, que leur ville, déjà décédée par acte, déclassée, est inexistante et de trop. - Peut-être que ces vieillards doux et chevrotants tomberont en poussière, sur mes pieds... . Un logique itinéraire est exigé, afin de partir, non pas à l'aventure, mais vers de belles aventures. Je devrai surtout me garder de l'incessante rumination du problème posé : le bon marcheur va son train sans interroger à chaque pas sa semelle .
De ce voyage comme on n'en fait plus aujourd'hui, le poète a laissé des récits inoubliables. Le mot " récit ", au sens banal, n'est pas adéquat. En épousant au jour le jour le rythme et la mesure de distance de ce continent habité de hautes montagnes, de grands fleuves et de plaines immenses, le poète entre, en fait, dans le rythme et la vision de son propre langage poétique. Ce qui, toutefois, n'enlève rien à l'intérêt documentaire de ces écrits ". françois cheng.l'un vers l'autre.
Parmi les textes, equipée est le récit de ce voyage mais aussi le lieu d'une question qui hante le poète/explorateur pour lequelil y a toujours un double voyage dans le réel d'abord, puis dans la pensée.Voyage extérieur et voyage intérieur sont constamment confrontés, et la question débattue implique en même temps des notions esthétiques et des notions morales. A-t-on le droit de se servir de mots qui ne sont pas passés par l'impitoyable creuset du réel ? Ne perdent-ils pas valeur et beauté sans cette capitale expérience? Autant qu'une narration de voyage c'est bien à un examen, à une justification esthétique et morale de la littérature que l'œuvre entreprise doit procéder.
Pour ne pas tricher, nous dit Segalen il convient de ne pas escamoter un des termes au profit de l'autre. Voilà pourquoi il est nécessaire de se plier d'abord aux rudes conditions du Réel. Or pour Segalen, la Chine est le domaine par excellence Réel : " la Chine, pays du réel réalisé depuis quatre mille ans ". Pour échapper aux facilités de la " chambre aux porcelaines "(Mallarmé), il faut tout préparer minutieusement avant de se lancer dans le champ du réel. Il faut se soucier avant tout de ce qui est pratique. Rien ne doit être laissé au hasard.
Le réel discrédite certains mots pompeux employés à la légère pour désigner des opérations pénibles pratiquées sur la matière , comme le mot présomptueux d'ascension se démonétise irrésistiblement devant la dure escalade des pentes caillouteuses. Et les mots "humanitarisme" et égalité devant la nécessité d'utiliser "l'homme de bât" pour monture. Le terme même d'Équipée a été soigneusement choisi à cause de son ambiguïté, car il peut désigner à la fois le grandiose et le piteux, quelque chose comme les aventures de Don Quichotte en Chine
C'est donc à travers la Chine, - grosse impératrice d'Asie, pays du réel réalisé depuis quatre mille ans, - que ce voyage se fera. Mais n'être dupe ni du voyage, ni du pays, ni du quotidien pittoresque, ni de soi ! La mise en route et les gestes et les cris au départ, et l'avancée, les porteurs, les chevaux, les mules et les chars, les jonques pansues sur les fleuves, toute la séquelle déployée, auront moins pour but de me porter vers le but que de faire incessamment éclater ce débat, doute fervent et pénétrant qui, pour la seconde fois, se propose : l'Imaginaire déchoit-il ou se renforce quand on le confronte au Réel ? EQUIPEE.
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Segalen a besoin, pour mieux voir de ce que la littérature peut imposer au réel de métamorphosant, de sublimant. La jouissance du réel n'est effective que par ce média qui transfigure le réel, le projette dans l'artifice d'une vision
" On ne manque pas de remarquer que son génie se manifeste tout d'abord dans l'acuité de son regard, lequel est inséparable d'une capacité de Sympathie sans cesse en résonance avec l'essence du monde vivant. Cette acuité du regard lui permettait, au cours de son voyage, de déceler la part de l'Imaginaire investi depuis des millénaires dans le Réel, et de transformer en lui-même le Réel en Imaginaire ". françois cheng.l'un vers l'autre
L'auteur rappelle dans équipée ,ce qu'il ne reniera jamais " L'exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers ", on comprend que l'amoureux de toutes les formes du sensible, de toutes les richesses du réel, se trouve logiquement amené à explorer l'autre du Réel, qui est l'Imaginaire. L'Imaginaire, prend sa revanche dans une partie opposée d'equipéee et complémentaire où Segalen s'ingénie à montrer sa puissance dominatrice .
Ceci est un monde de rêves, un rêve de route, un sommeil sur deux pieds balancés, ivres de fatigue, à la tombée de l'étape EQUIPEE.
Il n'est pas pourtant facile de définir ce mot imaginaire tel que l'emploie Segalen. Il désigne chez lui tantôt le pouvoir imaginant, cette faculté de prévoir les événements ou les accidents, du réel, de les transformer ou de les corriger, ou même de suppléer aux conditions parfois décevantes du monde. Tantôt encore, il désigne une sorte de zone, d'arrière-monde, une sorte d'envers invisible et réel de la réalité sensible. Beaucoup ont la tentation de se réfugier dans cet univers si satisfaisant pour le cœur et l'esprit en quoi consitejustement l'illusion exotique . C'est précisément ce que ne veut pas Segalen. Ce serait retomber dans l'homogène. La saveur et la beauté tiennent dans l'opposition, dans l'antagonisme entre le Réel et l'Imaginaire. Sacrifier l'un des deux à l'autre, c'est trahir l'exotisme et mutiler la Beauté. La pensée chinoise dont le taoïsme a aidé le poète à distinguer dans l'univers sensible les prolongements invisibles, à passer de la vue à la vision.
L'opposition sera flagrante entre ces deux mondes : celui que l'on pense et celui que l'on heurte, ce qu'on rêve et ce que l'on fait, entre ce qu'on désire et cela que l'on obtient; entre la cime conquise par une métaphore et l'altitude lourdement gagnée par les jambes; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs et l'eau qui dévale vers la mer et qui noie ; entre la danse ailée de l'idée, - et le rude piétinement de la route [...] Se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, - il n'est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l'humain ces mondes divers peuvent s'unir et se renforcent à la plénitude. " EQUIPEE.
Que l'Espace soit une dynamique incarnant à la fois le mystère originel et le Divers qualitatif, que le rapport entre l'Homme et la Nature soit un rapport de participation impliquant la complémentarité et la circularité, cela constitue une découverte pour Segalen. Il a saisi une forme de communion où l'homme, dans sa rencontre avec le Lieu, révèle sa double nature Yang et Yin et son irréductible mystère, tout en dépassant la contradiction entre Divers et Unité, entre réel et imaginaire. françois cheng.l'un vers l'autre
Dans une lettre à sa femme datée du 15 avril 1917, le poète a défini ce qu'il appelait la " Science du Site " (ici nous sommes très proche de la pensée aborigène).
re. Segalen, durant ses voyages en Chine, a fait maintes fois cette expérience, qui se traduit concrètement et symboliquement par une série de sites : la Cité interdite, le tombeau de Hong-wou, le temple Houa-yin sur le mont Houa, la ville vide rencontrée à l'ouest de la Chine, telle vallée du Tien-chan, le Tibet inaccessible, etc., qui tous sont entrés dans la mythologie personnelle du poète. C'est bien à partir de ce paradoxe qu'il a élaboré sa théorie sur le mystère. Le mystère n'est pas l' ailleurs, l' irréel ; il est là même où "le Réel va toucher l'Inconnu",
L'attitude de Victor Segalen face au monde chinois fut principalement de le questionner, selon l'interrogation mallarméenne, "Qu'est-ce que ça veut dire?". La chinese propose à l'auteur comme un espace à déchiffrer, à lire, et de cette lecture tenter une relation par l'écriture . Elle luiprocure doncles moyens d'aller au-delà du sensible et du monde.
" Ainsi se réaffirme l'idée que la reconnaissance de la possibilité pour l'homme de rejoindre un espace réel de qualité et par là de rejoindre l'espace du mystère, la reconnaissance de la possibilité d'une spatialisation transfigurante des temps vécus et des mythes rêvés, a été d'une importance capitale pour Segalen. À une époque de sa vie, il a trouvé cette plénitude où il s'est senti profondément en accord avec lui-même et avec le monde. Un certain espace et une certaine conception de l'espace ont pris en charge les drames qui l'habitaient, les transformant en des formes visibles et viables. Car, transposée au plan de l'être, la conception de l'Espace, telle que nous l'avons évoquée, permet à l'homme pris dans le processus du Temps de s'en dégager un tant soit peu. Si le Temps implique la cohérence, la puissance accumulée et l'affirmation d'une qualité certaine, il risque aussi d'entraîner l'homme dans une linéarité trop étroite, trop unidirectionnelle. On sait que Segalen a toujours refusé son passé immédiat et qu'il a senti très tôt en lui quelqu'un de différent. Grâce à un espace autre, il s'est trouvé une vraie "antiquité". En effet, l'intégration d'un espace extérieur de qualité n'est autre que la projection spatiale de Soi ; et sonder les mystères du Dehors et du Multiple revient à sonder ses propres mystères. Ainsi, rompre le Temps, transformer le temps vécu en Espace vivant, c'est créer une distanciation, une possibilité de dédoublement, transcender la contradiction entre le besoin intérieur et l'appel du Dehors , rendre présents simultanément les multiples couches et les multiples orients du moi profond, transformer les mémoires en mythes, joindre les mythes personnels aux mythes universels et accéder, sans rien renier, sans rien perdre, à la réalité supérieure, celle du vrai imaginaire. " françois cheng.l'un vers l'autre