" Du grand soleil de midi qui flamboie sur les mers et les îles du Pacifique à la nuit qui s'étend sur les terres jaunes et les grands fleuves de Chine, ainsi se déroule l'œuvre de Segalen. Non pas dans un sens linéaire. J'ai longtemps pensé qu'on pouvait établir comme des étapes dans ce long cheminement spirituel du poète : il serait passé du stade sensuel au stade esthétique et pour finir au stade " mystique ". Au fond, c'était par trop schématique. Toutes ces étapes se confondent. C'est simultanément qu'il se sent attiré par la sensualité la plus physique et appelé à décrire combien le monde est beau. Mais la beauté du monde ne doit pas faire illusion, ou plutôt l'illusion fait partie de la beauté du monde. C'est dire que derrière l'illusion réside une réalité suprême ou des secrets décisifs qu'il faut savoir conquérir. " Victor Segalen , Mercure de France
Contemporain de Claudel et de Saint-John Perse, Victor Segalen ne trouva sa vraie place qu'à la fin du XXe siècle, et ses livres font de lui une des voix poétiques majeures de la littérature française. A sa mortsans compter sa thèse de doctorat en médecine sur Les Cliniciens ès lettres, il n'avait publié que quatre ouvrages dont un, Le Fils du ciel , en partie seulement. Sa biographie comportepourtant aujourd'hui une vingtaine de titres.
Du voyage, il tira à la fois un modèle de voyageur, " "passionnées de toutes les formes du sensible, de toutes les richesses du réel, et " une " esthétique du Divers " fuyant toute uniformité. Dans l'esprit de Segalen, le voyage est la mise à l'épreuve, sur le terrain, de ses idées concernant le rapport entre le réel, la perception des phénomènes immédiats et l'imaginaire, les constructions de l'esprit. Sans la charge du réel, l'imaginaire s'étiole, devient fantaisie creuse ; sans la puissance imaginative, le réel s'épaissit, s'affadit. Son exploration du lointain (Tahiti et la Chine) ressortit aussi et surtout d'une quête intérieure . Si ses premières expériences s'orientent surtout vers la recherche de l'étrangeté géographique et culturelle à travers l'expérience du voyage, très vite il se rend compte qu'il devient impossible de penser l'altérité hors de l'identité et inversement, d'ou ce que l'on peut nommer une " dialectique du divers . L'Autre ne peut se définir que par rapport au Moi et l'Etre lui-même dont fait partie le Moi ne se laisse appréhender que sur le mode du Discontinu, de l'Absence, c'est-à-dire, d'une manière générale sur le mode de la Différence
" Ce sont les écarts différentiels qui donnent aux individus leur " identité ", qui leur permet de se situer les uns par rapport aux autres. "
Dès 1908, Segalen s'intéresse à la Chine : Pour son premier séjour, il soigne les victimes de l'épidémie de la peste de Mandchourie (1908), puis souhaite s'y installer avec sa femme et son fils (1910). . Il publie sous son vrai nom la première édition, ornée d'idéogrammes, des Stèlesà Pékin, en 1912, recueil composé de poèmes en prose inspirés des textes des inscriptions commémoratives. EnArchéologue et ethnologue précis, à la recherche des monuments des anciennes dynasties chinoises, il arpente les rives escarpées du Yang Tseu-Kiang pour relever le réseau hydrographique, et Il entreprend en 1914 une mission archéologique consacrée aux monuments funéraires de la dynastie des Han. Il en résultera une étude capitale sur la sculpture dont il faudra attendre 1972 pour la voir publiée : la Grande Statuaire chinoise. C'est donc de Chine qu'il rapporte ses œuvres majeures, fasciné par un espace énorme, et par l'image du Fils du Ciel : l'empereur, symbole de l'homme écartelé entre le présent et le passé, soi-même et l'autre, la terre et le ciel.La méprise serait de considérer ces œuvres comme des études simplement documentaires, ou des intrigues romanesques " exotiques ". Segalen avait en horreur l'exotisme littéraire de son époque (Loti). C'est sa Chine qu'il peint, " le paradis mythique de sa poésie ", dit Henry Bouillier et donc d'une certaine façon son propre théâtre intérieur.
Segalen meurt, à quarante et un ans, le 21 mai 1919, au lieu dit " le Gouffre ", au Huelgoat, dans- le Finistère, un exemplaire d' Hamlet à la main. Une mort brutale, et théâtrale, insolite qui suscite toujoursl'interrogation parce que n'ayant jamais reçu d'explications certaines : Disparu depuis deux jours alors qu'il était parti pour un pique nique solitaire, il est finalement retrouvé mortpar sa femme, étendu son manteau plié sous lui, un garrot de fortune à la jambe. S'agissait- ild'un accident, d'une hémorragie qu'il ne parvint pas à stopper oud'un suicide ? Cette seconde hypothèse, qui a toujours été rejetée par sa famille, reste cependant plausible et ses biographes principauxHenry Bouillier et Gilles Manceron, ne se prononcent pas. Le faitest qu'il a souffert d'épisodes dépressifsà divers moments de sa vie et qu'il a vécu sesderniers mois dans un état d'usure et d'épuisement.
v. Segalen n'avait rien d'un chef d'école et d'un artiste avide de modernité et de provocations calculées .En restant en dehors de la vie littéraire officielle par nécessité médicale et par goût personnel, il avait choisi de rester dans l'ombre ( il composait la nuit) pour mieux servir des valeurs esthétiques considérées comme essentielles . Lui-même a indiqué combien son développement avait été lent, combien d'efforts il lui avait fallu, pour conquérir sa personnalité, son art et son univers.
[...] cette ère unique, sans date et sans fin, aux caractères indicibles, que tout homme instaure en lui-même et salue. A l'aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur .
Parler de Segalen n'est donc pas facile : Sa vie, comme sa mort sont marquées par le mystère (il composa un essai sur ce thème) : Comme le montre l'extrait de lettre à sa femme Yvonne, à propos de son Journal qu'il détruira en 1918 : "
Il eut en effeteut une vie active liée à sa grande curiosité : " Je suis né pour vagabonder, voir et sentir tout ce qu'il y a à voir et sentir au monde ", écrit-il. Mais cette recherche prendra toujours des aspects contradictoires, échouera d'une certaine façon ou aboutira au Vide ou au silence, ne pouvant peut être ne pas aboutir.
Henri bouiller développera une approche biographique de Segalen selon l'image de la pelure d'oignon dont il faut une à une enlever les diverses peaux( " le Moi est une pelure d'oignon " dira Jacques Lacan).
C'est surtout à Bordeaux que sa révolte contre la famille s'affirme et s'accroît. Il faut dire qu'elle est liée à la découverte par ses parents d'une liaison sentimentale et d'un montant élevé de dettes. Segalen dut subir l'humiliation d'avouer sa faute et son repentir. Les dépressions nerveuses qui précédèrent et qui suivirent cette crise attestent la fragilité nerveuse de l'homme. On en aura d'autres preuves par la suite. Même quand le jeune médecin, après avoir soutenu brillamment sa thèse, remercie avec effusion ses parents de lui avoir permis d'avoir un métier et d'éviter ainsi de quémander pour placer sa littérature, on ne peut s'empêcher surtout de sentir aussi chez lui la joie d'être libéré des liens familiaux et d'avoir conquis une liberté désormais totale à cet égard. " Victor Segalen ,PREFACE AUX OEUVRES COMPLETES.BOUQUINS.LAFONT
Cette enfance, cette adolescence furent donc des périodes dures et pénibles. Souvent, ce n'est pas sans souffrance, ni déchirement qu'il faut rompre avec les autres pour trouver sa vérité. il n'est pas si facile de jeter par-dessus bord le lourd héritage du passé. "
" Les voyages lui permettront de fuir la vie étriquée que lui propose sa famille et son univers d'origine et, naturellement, de découvrir de nouveaux espaces, sa profession n'est finalement qu'une utilité, un prétexte. Pour une quête du moi que les attaches familiales ou amicales entravent:
la stèle "Perdre le Midi quotidien", Tout cela, - amis, parents, familiers et femmes, - tout cela, pour tromper aussi vos chères poursuites; pour oublier quel coin de l'horizon carré vous recèle, Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater.
Le voyage est une réponse à sa crainte de devenir un homme de société, un "professionnel des lettres", un homme de salons, univers qu'il a tenté de fréquenter pourtant mais dont la futilité l'a très vite découragé. Le voyage est un acte de dépassement des limites géographiques données. Les limites du voyage sont parfois floues et perméables; elles constituent un véritable paradoxe: lieu simultanément de l'extraversion et de l'introspection. Le voyage place donc l'homme en face de cette dualité, sur cette zone limite où il suppose simultanément une ouverture sur le monde et une ouverture sur soi.Ainsi les deux aires géographiques que sont l'Océanie et la Chine vont modeler l'espritde Segalen et induireenluiunesortedevisionthéoriquevoire métaphysique.
Et d'abord une théorie de l'exotisme :
Ainsi ses premiers textes : Les Synesthésies et l'école symboliste publié dans le Mercure de France ou sa thèse en médecine, Les Cliniciens es lettres vibrent-ils de cette découverte de la sensation comme intuition de la Différence, jouissance de l'altérité et matière artistique :
" Ayant uni nos sensations nous pouvons en élargir le champ. Car dans l'échelle infinie des mouvements vibratoires, quelques modalités seulement sont matière, encore, à joie des sens .
Sa recherche de la sensation " " (qui s'accompagnera chez lui d'une utilisation ,voire d'un prosélytisme de l'usagede l'opium) sera la motivation principale du voyage, le fondement d'une éthique et d'une esthétique : " Sentir fortement, agir de même " ... " Loi fondamentale de l'Intensité de la Sensation, de l'exaltation du sentir ; donc de vivre. " ecrira-t-il dans son" essai sur l'exotisme ".
" Ne pas essayer de la décrire, mais l'indiquer à ceux qui sont aptes à la déguster avec ivresse. Ceux-là seuls peuvent se dire exotes qui, sachant jouir du jeu même des lois de 1' " être universel ", éprouvent cette " ivresse du sujet à concevoir son objet ; à le connaître différent du sujet ; à sentir le Divers. " (E.E.,.).A propos de ce projet il écrit dans une lettre de 1907 :
" Je reprends la société tahitienne au point où la laissent les dernières pages des Immémoriaux, dans un état de désagrégation religieuse et morale complète ; mais je les reprends cent ans plus tard, de nos jours, et je tente d'y surajouter la silhouette d'un de nos contemporains blancs, qui, en guise de codes, de dogmes et de moralités, s'efforcera de leur apporter ce qu'ils ont perdu : la vie joyeuse et nue. Cet homme, le peintre Gauguin, mort aux Marquises, en a esquissé, par certains côtés de sa vie, la silhouette .En même temps, L'exaltation des joies physiques et des plaisirs sensuels qu'il attribue à ses héros, c'est bien celle qu'il préconise pour lui-même quand il décrit avec complaisance dans les immémoriaux ou le maitre -du -jouir ; les grands débordements sensuels des Maoris de son époque quand on ne les surveille pas. Ainsi, Segalen, dont le but était de peindre la Tahiti d'autrefois, s'est mis à rechercher à travers les livres et les derniers témoins, les traces de l'ancien royaume du bonheur. " J'ai essayé "d'écrire" les gens tahitiens d'une façon adéquate à celle dont Gauguin les vit pour les peindre : en eux-mêmes, et du dedans en dehors.
La beauté tahitienne, celle des paysages,(dans les immémoriaux) celle de femmes, est tellement présente et tellement synonyme de pure réalité, de pure intensité, qu'elle n'est plus perçue comme une qualité séparée : écrivant du " point de vue maori " (du moins en apparence) Segalen prend ses distances avec ces hommes blancs qui prononcent en vain le nom de la beauté :
. Au contact de Paul Gauguin, de Claude Debussy, ces créateurs autonomes, ces poètes au sens le plus fort et le plus littéral du terme, Segalen pourra chanter sa " palinodie ", et devenir enfin ce qu'il est : un écrivain, un poète des mots.
L'homme Gauguin est mort sans transmettre au jeune artiste cette parole sacrée et décisive dont la perte fera tout le sujet des Immémoriaux. L'homme Debussy est mort sans avoir mis en musique les mots exaltés d' Orphée-roi. Mais Gauguin peintre, Debussy compositeur, ont éveillé Segalen écrivain. C'est à lui qu'il appartient désormais de quêter et de dire, par les moyens de l'écriture, ce mystère du réel, tahitien ou non, bouddhique ou non, chinois ou non, que l'acte poétique seul, et dans sa solitude, peut mettre en pleine lumière Etienne Barilier.cahiers de l'herne.
Il ne s'est pas contenté d'écrire un de ses premiers articles sur lui, il le cite souvent, soit dans sa correspondance, soit dans ses écrits. "
Mais cette hantise revêtune toute autre signification essentielle pour saisir le sens de la quête de Segalen lui-même. Elle s'attachait à l'énigme de la rupture dans l'existence même de Rimbaud, la dissociation que symbolise le passage du poète à " l'explorateur " etau trafiquant d'armes . Si au départ de sa vie, Rimbaud avait parfaitement pu concilier aventure et poésie avec "ses divagations aux routes de l'esprit", voici qu'il se dérobe et se renie pour toujours
" Intriquée dans tout cela, me hante aussi la commémoration de Rimbaud! Je tente d'imaginer ici, sur les quelques documents découverts, ce que put être l'Explorateur . Car le poète, d'autres l'ont dit. Et pourra-t-on jamais concilier en lui-même ces deux êtres l'un à l'autre si distants ? Ou bien ces deux faces du Paradoxal relèvent-elles toutes deux d'une unité personnelle plus haute et jusqu'à présent non manifestée? ".(C'est moi qui souligne !).... .V.S.Journal, le 10 janvier 1905,
" Aden a dressé devant moi un spectre douloureux et d'augure équivoque: Arthur Rimbaud. C'est là qu'il vécut et souffrit des angoisses inconnues au peuple. Il s'est levé dans Aden
" Tu as lutté pour le Réel. Tu l'as pris corps à corps. Homme vain !tu avais avais dépouillé d'abord la plus splendide des armures : Poète, tu te reniais toi-mêmeEt tu te flattais d'avoir des muscles et des os. Le poète que tu prisais te conduisait encore, et, par vengeance que tu le méconnusses, à ta perte."
Cette unité plus haute à partir d'êtres distincts c'est ce que recherchera toujours Segalen . s'il existait chez lui lui à une duplicité analogue entre le poète, le voyageur ou l'aventurie , " Il essaiera toute sa vie de concilier aventure et poésie en faisant de sa poésie une aventure et de son aventure de la poésie ", écrit encore Henri Bouiller.