Adapter pour l'opéra le roman fleuve de Tolstoï Guerre et Paix relève tout simplement de la gageure la plus extravagante. Et pourtant, en avril 1941, le compositeur russe Prokofiev n'hésite pas à se lancer dans l'aventure, et le choix de cet ouvrage monumental ne doit évidemment rien au hasard -date et époque obligent.
Evoquons tout de suite le film qu'en 1956, King Vidor réalisera à partir de cette même œuvre : tout le monde se souvient de cette grande production hollywoodienne qui réunissait de formidables acteurs, Audrey Hepburn, Mel Ferrer et Henry Fonda en tête. Vidor était alors le premier à avoir osé porter Guerre et Paix à l'écran ; cette épopée nationale russe retrace les bouleversements sociopolitiques qu'entraîne en Russie l'invasion napoléonienne. Sur cette toile de fond historique se greffe bien entendu une histoire d'amour, deux amis de jeunesse (Le Prince André Bolkonsky et le Comte Pierre Bezoukhov) s'éprenant de la même femme (la Comtesse Natacha Rostova) : histoire banale d'un trio amoureux qui obtient un grand succès auprès du public.
L'opéra, lui, va être composé dans des circonstances extrêmement dramatiques : en 1941, une partie de l'Europe est envahie par les troupes de Hitler ; ce dernier allait lancer son offensive contre l'URSS. Prokofiev, qui envisageait alors, d'après Mira Mendelson pour qui Prokofiev avait quitté son épouse, d'écrire un opéra tiré de Résurrection du même Tolstoï, est frappé par les possibilités que lui offre le roman historique de son compatriote en matière d'opéra. Une scène le séduit particulièrement, celle de la rencontre entre Natacha et le Prince André blessé. En avril 1941, Mira et lui commencent à préparer un projet de livret. Le 15 août de la même année, 11 scènes sont déjà écrites. Il faut dire que l'invasion allemande est un excellent stimulant. Replié vers le Caucase, Prokofiev commence à travailler à la partition.
En raison de la longueur du roman, il faut bien évidemment l'élaguer fortement, ne retenir que les scènes les plus importantes, évincer un certain nombre de personnages (mais il en restera quand même soixante à la fin de la composition : un record pour un opéra !). Dans l'été 42, 11 scènes figurent dans la partition piano. Mais quelqu'un de l'entourage de Prokofiev lui fait remarquer que les scènes de guerre ne sont pas très héroïques, ce qui n'a rien d'étonnant car à l'origine, l'ouvrage devait surtout insister sur Pierre et sa lutte intérieure plus que sur le maréchal Kutuzov et la lutte de la nation contre l'envahisseur. Prokofiev avait déjà commencé l'orchestration de la partie consacrée à la paix ; il se remet au travail pour que les 11 scènes soient achevées en avril 1943.
Une représentation est prévue au Bolchoï en 1943 avec une mise en scène d'Eisenstein. Mais l'idée est lancée d'une version plus longue, en deux parties. En juin 1946, le Théâtre Maly de Leningrad donne une représentation de la première partie (La paix), composée des scènes 1 à 7 et de la scène 8 (bataille de Borodino). La seconde partie doit être représentée en 1946-47. Mais le projet est abandonné, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'art et la musique -tout au moins au premier abord.
La clique stalinienne met son nez dans des affaires qui, au fond, ne la regardent nullement, mais dont on comprend aisément l'importance en ce qui concerne le domaine de la propagande : en janvier 1948, les compositeurs moscovites sont réunis pour mettre au point une nouvelle « ligne dure ». Un certain Khrennikov, secrétaire général des compositeurs, proclame l'importance capitale de la mélodie dans la musique soviétique, et déclare la guerre « au formalisme, au naturalisme, au modernisme et à l'occidentalisme ».
C'est ainsi que la décision de monter la seconde partie de Guerre et Paix est abandonnée. Prokofiev entreprend une seconde version qui peut être représentée en une seule soirée. Des modifications interviendront encore entre 1948 et 1952 et finalement, c'est la version à 12 scènes qui subsiste, très longue (plus de quatre heures de musique) et souvent abrégée à la représentation.
Dans cet ouvrage, Prokofiev a essayé d'établir des parallèles historiques avec la Seconde guerre mondiale, c'est-à-dire la guerre patriotique de 1941-45. Le choix des passages du roman à retenir n'a pas posé de gros problèmes au compositeur : il comptait sur le fait que le public, dans son immense majorité, connaissait le roman, et qu'à partir des fragments représentés sur scène, il était capable de reconstituer l'ensemble du drame en se souvenant des événements à peine évoqués dans l'opéra, par exemple l'évolution psychologique de Natacha et du Prince André. Les épisodes s'enchaînent les uns aux autres sans former pour autant une trame rigoureuse. Mais la structure de l'œuvre s'appuie sur les contrastes et si elle n'est pas divisée en actes, elle présente différents tableaux dont la composition interne s'apparente à la technique du montage. L'accent n'est plus mis sur les conflits personnels, qui se fondent dans le grand conflit politique. A l'inverse du titre, la Guerre succède à la Paix.
Le contexte politique stalinien, le conflit mondial, l'invasion du territoire soviétique qui présidèrent à la composition de l'œuvre influent fortement sur cette dernière. Les chœurs présentent au public un reflet de la grandeur nationale, ce qui est compréhensible ; néanmoins, la vision du peuple dans Guerre et Paix est assez doctrinaire. Pris dans le système de la censure stalinienne, Prokofiev se heurte à de nombreuses contraintes et son opéra devient alors une sorte d'opéra national soviétique, l'emblème du théâtre musical selon les règles du réalisme socialiste. Ne nous y trompons cependant pas. Guerre et Paix n'est nullement un ouvrage de propagande : certes, le ton est souvent héroïque, le pathos patriotique se transforme parfois en classicisme monumental ; mais l'opéra regorge de qualités novatrices, notamment en ce qui concerne la dramaturgie et les personnages principaux conservent une grande simplicité et un superbe ton lyrique.
A quand une production de Guerre et Paix dans notre beau pays ?... Notons, à la décharge des théâtres lyriques qu'il faudrait une sacrée distribution et une logistique défiant l'imagination... En attendant, vous pouvez toujours vous procurer le DVD de la représentation enregistrée par le Théâtre Kirov en 1991 : magistral de bout en bout !
ARGUMENT :
PREMIERE PARTIE : LA PAIX
Scène 1 : Le Prince André Bolkonsky, invité au domaine du Comte Rostov, fait la connaissance de Natacha Rostova, la fille du comte. Il tombe amoureux de la jeune fille et espère que cet amour lui permettra de surmonter la crise spirituelle qu'il traverse depuis la campagne de 1805.
Scène 2 : Saint-Pétersbourg, 1809, soir de la Sinat-Sylvestre. Natacha va à son premier bal. Le Comte Pierre Bezoukhov, mari d'Hélène, encourage le Prince André à danser avec Natacha. Le Prince tombe à nouveau sous le charme de la jeune fille et décide de la demander en mariage. Mais Anatole, jeune homme de mauvaise vie et frère d'Hélène, trouve Natacha fort attirante.
Scène 3 : Fin janvier 1811 : une antichambre chez le Prince Bolkonsky, père d'André. Le Comte Rostov et sa fille veulent rendre visite à André. Mais n'approuvant pas les fiançailles de son fils avec Natacha qui vient d'une famille désargentée, le vieux Prince a envoyé André à l'étranger pour un an et refuse de recevoir la jeune fille et son père.
Scène 4 : Chez Hélène Bezoukhova. Elle arrange une rencontre entre Natacha et son frère Anatole. La jeune fille ne se rend pas compte du double jeu mené par Hélène et se laisse séduire par Anatole qui lui fait la cour. Elle croit que le jeune homme est sincère. Elle décide alors de ne pas attendre le retour d'André et de s'enfuir avec Anatole.
Scène 5 : Dans la chambre de Dolokhov, ami d'Anatole. Dolokhov, qui avait déjà rédigé pour Anatole la lettre d'amour fatidique destinée à Natacha, aide son ami dans ses préparatifs de fuite. Anatole étant déjà marié, Dolokhov éprouve cependant quelques scrupules qu'Anatole rejette promptement. Il donne au cocher les dernières consignes relatives à l'enlèvement.
Scène 6 : Chez Maria Dimitrievna Akhrossimova, la même nuit. Natacha attend Anatole pour s'enfuir avec lui ; mais Sonia a trahi le complot. Madame Akhrossimova essaie de convaincre Natacha de renoncer à ce projet, en vain. Mais apprenant par Pierre Bezoukhov qu'Anatole est déjà marié et qu'elle est tombée dans le piège d'un séducteur, elle tente de se suicider. Malheureux en ménage avec Hélène, Pierre prend conscience que ses sentiments pour Natacha sont plus forts que ceux qu'il est permis d'éprouver pour la fiancée d'un ami.
Scène 7 : Le cabinet de travail de Pierre, même nuit. Pierre somme Anatole de s'expliquer et de lui remettre la lettre adressée à Natacha. Il exige qu'Anatole quitte Moscou et ne révèle jamais à quiconque ce qui s'est passé. Pierre est écoeuré par la débauche à laquelle se livre Hélène, Anatole et leurs amis. Il apprend alors la nouvelle qui va tout déclencher : Napoléon a franchi la frontière russe. La guerre est inévitable.
DEUXIEME PARTIE : LA GUERRE
Epigraphe : Le chœur commente les horreurs de la guerre mais aussi la grandeur et la puissance de la Russie.
Scène 8 : Nuit du 25 au 26 août 1812, avant la bataille de la Moskova. Les soldats se préparent au combat. Des fuyards venus de Smolensk racontent les pillages et les incendies. Le maréchal Kutuzov a confiance dans la force du peuple russe. Le Prince André, mis au courant du projet de fuite de Natacha, rencontre Denissov, le chef des partisans. Affecté par la mort de son père, il décide d'abandonner sa place à l'Etat Major pour participer activement au combat. La bataille commence.
Scène 9 : A Borodino, petit village, pendant les combats : Napoléon dirige la bataille au milieu de son état-major. Moscou est à sa merci ; il s'assurera la gratitude de l'Histoire en se montrant clément. Malgré les demandes pressantes des maréchaux, il refuse d'engager ses réserves puis finit par céder. La confiance de Napoléon en ses forces est cependant ébranlée lorsque lui parviennent des nouvelles du front.
Scène 10 : Deux jours plus tard, à Fili. Le conseil de guerre russe s'est réuni dans une isba. Kutuzov explique à ses généraux qu'afin de sauvegarder l'armée, il faut sacrifier Moscou ; c'est le prix à payer pour le salut de la Russie. Le cœur serré, il ordonne aux troupes de se retirer et d'abandonner Moscou à l'ennemi.
Scène 11 : Une rue moscovite, après la défaite. Scène de pillage de la ville par les soldats de Napoléon. Les Moscovites brûlent tout ce qui pourrait tomber aux mains des Français. Les Rostov se sont enfuis, emmenant avec eux des blessés. Pierre a l'intention d'assassiner Napoléon ; arrêté pour conspiration, il est jeté en prison et échappe de peu à la peine de mort infligée aux incendiaires par l'armée française. Arrivent Napoléon et son état-major : ils traversent l'épaisse fumée qui se dégage de la ville incendiée, vaincus par la résistance de la ville. Napoléon est profondément impressionné par le courage des Moscovites à qui il rend hommage.
Scène 12 : Dans une isba. Le Prince André se trouve parmi les blessés emmenés par les Rostov. Il est à l'agonie. Natacha vient lui demander pardon. Il meurt après s'être réconcilié avec elle.
Scène 13 : Novembre 1812, route de Smolensk, pendant un orage. Les troupes de Napoléon se retirent en désordre. Les prisonniers de guerre qui ne peuvent plus marcher sont abattus. Des partisans délivrent les prisonniers survivants, parmi eux Pierre Bezoukhov. Il apprend la mort de sa femme Hélène et les retrouvailles entre Natacha et le Prince André. Natacha est revenue à Moscou. Le peuple acclame Kutuzov et fête la victoire de la Russie.
VIDEO 1 : Première partie, Air du Prince André.
VIDEO 2 : Deuxième partie, scène de Napoléon.
VIDEO 3 : Deuxième partie, duo final de Natacha et du Prince André.