C'est un week-end assez révolutionnaire que vient de connaître l'Europe. Confrontée à l'un de ses membres, la Grèce, rattrapée par ses pratiques budgétaires néfastes au tournant de la crise,
elle a été dans l'incapacité pendant plusieurs mois de se décider à lui apporter une aide minimale. Et puis, d'un seul coup, ce sont tous les tabous les interdits freudiens mis en
place par les traités qui sautent. Que s'est-il passé ?
Acte 1 : une tragédie grecque
Au départ, donc, était l'Antéchrist budgétaire : la Grèce. Voilà un pays qui s'est permis de tripoter ses comptes publics à tel point que l'on découvre un déficit double du déficit officiel, pas
moins ! Avec un trou budgétaire de 12 % du PIB, il faut emprunter beaucoup. Et à terme, cela menace le crédit du pays. La notation de la solidité financière de la Grèce baisse, le tourbillon
s'enclenche. Les taux d'intérêt demandés par les marchés financiers augmentent follement, au point de rendre la Grèce incapable d'emprunter et donc de justifier l'anticipation d'un défaut sur la
dette et la hausse des emprunts. Mi-avril, la Grèce est affligée de taux d'intérêt supérieurs à ceux que l'on demandait à l'Argentine à la veille de sa faillite.
Pour calmer le jeu, rien de plus simple ! Il suffit de prêter à la Grèce à un taux normal l'argent qu'elle ne trouve plus sur les marchés. Il est bien évident par ailleurs que la Grèce devra à un
moment ou un autre restructurer ses comptes publics.
Sauf que depuis le départ, l'Allemagne cherche à construire l'Euro de manière à n'être jamais obligée d'intervenir pour sauver des Etats dépensiers. C'est là toute la justification des fameux
critères de Maastricht, et l'article 1125 du Traité de Lisbonne va jusqu'à prohiber l'assistance financière d'un Etat envers un autre. Or Angela Merkel a une élection en cours et refuse de dire à
un tel moment devant ses citoyens que l'existence de l'Euro peut rendre nécessaire que l'Allemagne sorte son porte-monnaie. La chose est donc réaffirmée avec constance : pas un sou !
Acte 2 : Les aider, mais le leur faire payer !
Pendant ce temps, la situation grecque s'aggrave évidemment et rend toujours plus important le plan de sauvetage nécessaire pour assurer la situation. Le gouvernement grec commence à donner des
signes d'appel au FMI. Celui ci parvient à convaincre Angela Merkel que la situation n'est plus tenable. Il faut dire aussi que la dette grecque étant principalement détenue par les banques
françaises et allemandes, la Chancelière aura le choix entre aider un pays membre de l'Euro ou aider ses banques à nouveau, ce que les électeurs risquent d'apprécier moins encore. Le 11 avril,
c'est une capacité de prêt de 30 milliards d'euros que consentissent les Européens à la Grèce, en partenariat avec le FMI.
Mais il n'est pas question que ce soit un cadeau, non non ! Déjà, ce sont des prêts à 5%, quand la France et l'Allemagne empruntent aux alentours de 1%. Ensuite, en échange, un plan d'ajustement
particulièrement rigoureux est imposé à la Grèce, qui se voit ainsi mise sous tutelle de l'Europe. De 12 % en 2010, ses déficits publics doivent repasser à 2,8 % en 2012. Début mai, la Grèce
annonce son quatrième plan d'austérité dans un climat social particulièrement houleux. Evidemment, chacun voit que c'est absurde : comment peut-on, d'un côté, se reposer sur les plans de relance
et les dépenses sociales pour amortir la crise, et de l'autre demander à la Grèce une amputation budgétaire avec un chômage réel qui approche les 20 % ?
Sans parler du reste, mais Daniel Cohn Bendit en parle très bien :
Le 7 mai, le nouveau plan d'aide définitif à la Grèce est validé, et porte cette fois-ci sur 110 milliards d'euros.
Acte 3 : le putsch de la BCE
Jusqu'ici, l'orthodoxie a été à peu près respectée. La Grèce est, en théorie, rentrée dans le rang budgétaire, elle n'a pas été soutenue par les autres Etats membres mais ils ont servi en quelque
sorte d'intermédiaires rémunérés pour emprunter sur des marchés qui lui étaient devenus inaccessibles.
Et pourtant la BCE, directement en contact avec les marchés, sent que le consensus mou n'est plus tenable. Elle écorne ses propres
principes de n'accepter que des titres absolument sûrs comme collatéral : fin mars, lorsque les obligations grecques sont notées BBB-, et surtout le 3 mai en annonçant que les obligations
grecques seront acceptées comme collatérales par la BCE quelle que soit leur notation. C'est en fait assez logique : dès lors que les Etats membres sont déterminés à ne pas laisser la Grèce faire
faillite, sa dette est sûre et les agences de notation sont en réalité à côté de la plaque. C'est Jean-Claude Trichet qui, de manière informelle, commence à intervenir parmi les premiers pour
défendre avec force un fonds monétaire européen, assez directement contraire à la théologie maastrichtienne.
Charles Wyplosz parie alors sur un
défaut de la Grèce. Paul Krugman considère que non seulement la Grèce va faire
défaut, mais qu'en plus elle quittera l'Euro. L'argumentation est limpide, donc reprenons la : le plan
d'austérité est insoutenable et, en tuant la possibilité de croissance, va également condamner à l'échec l'idée d'un assainissement budgétaire. Mais faire défaut sur la dette n'aiderait pas non
plus, car le trou budgétaire hors remboursement de la dette est de 8%, ce qui reste très gros. Donc soit la Grèce fait de tels sacrifices salariaux qu'elle redevient rapidement compétitive
(irréaliste), soit la BCE se met d'un seul coup à acheter beaucoup de dette souveraine et à laisser filer un peu d'inflation (totalement irréaliste) soit Berlin aide Athènes (utopique), soit la
Grèce sort de l'Euro et dévalue.
Nous avons laissé les responsables politiques européens le 7 mai, satisfaits de leur plan d'aide colossal. Le week-end sera violent, c'est désormais potentiellement toute l'Eurozone qui est
attaqué. Les 27 et 28 avril, ce sont les obligations portugaises et espagnoles dont la note est dégradée. Le 7 mai, alors que l'on met la dernière main au plan grec, les taux d'intérêts sur le
dette portugaise à deux ans sont à 9%. La spéculation commence à monter contre l'Espagne. Il devient assez clair que, comme avec Bear Stearns, la crise de confiance financière a atteint les
Etats. Si on laisse le premier faire faillite, tous seront menacés sur les marchés.
Au petit matin du 10 mai, c'est un autre monde. Effrayés par le risque d'effet domino, harcelés par Obama qui est tout de suite en ligne après l'Eurozone, c'est tout le système de Maastricht que
les européens font sauter. Jean Quatremer parle même de « nuit du 4 août ».
D'abord, c'est la création d'un FME appuyé sur le FMI. Comme l'Allemagne a refusé que la Commission puisse emprunter avec sa garantie (celle des Etats membres), c'est un bidule créé pour
l'occasion (en anglais : special investment vehicle) qui le fera, avec la garantie des Etats membres et sous la responsabilité de la Commission. Je ne suis pas certain de comprendre la
différence, mais parfois la politique tient à des subtilités... Au total, on parle de 830 milliards d'euros mobilisables pour l'Eurozone. La Commission aura tout de même le droit d'emprunter une
petite centaine de milliards pour les Etats hors zone Euro. Les conservateurs anglais annoncent que, pour mettre en œuvre leur propre conception de la solidarité européenne, ils n'y participeront
pas. Les conservateurs américains non plus, mais on avait oublié leur demander. La surface financière du fonds et du FMI rendent impossibles les attaques spéculatives
et vaines les craintes de faillite d'un Etat : il y'a de quoi couvrir les dettes des fameux PIIGS. Les taux d'intérêts reviennent immédiatement à la normale, l'Estonie rentre dare-dare dans
l'Euro.
Surtout, la BCE s'autorise, et autorise les autres banques centrales à acheter directement de la dette souveraine ET privée sur le marché. Comme les banques centrales ailleurs dans le monde, quoi
! Et elle le fait immédiatement et massivement pour montrer que c'est pas du flan. En théorie bien entendu, il ne s'agit que d'arbitrages : on vend de la dette allemande pour acheter de la dette
grecque. En pratique cela va extrêmement loin : en multipliant les achats nets, comme la BCE va nécessairement être amenée à le faire, elle va créer de la monnaie et donc... de l'inflation. Pas grand chose, rien de bien menaçant, 1 à 1,5%. Mais quel bol d'air pour les finances publiques quand les pays européens sont plutôt proches de la déflation
!
Acte 4 : et maintenant ?
On ne peut qu'être assez étonné de cette ruse de l'histoire : le gouvernement économique de l'Euro, la fin du dogme zéro solidarité, zéro inflation, tout cela provient des plus bornés des
gardiens du temple : un aréopage de ce qui se fait le plus à droite comme Conseil européen, Jean-Claude Trichet ! L'absence absolue, totale, de la Commission ! Ont-ils bien compris qu'ils
changeaient les règles du jeu ? Apparemment non, et c'est pourquoi Pierre Moscovici peut parler d'un réflexe de survie plus que d'un nouveau départ.
Car vaille que vaille, tout cela est bien entendu destiner à ne pas servir. Pour une raison très simple, la responsabilité budgétaire. On va demander à la Grèce de poursuivre son plan
d'austérité. La crise s'étend au Portugal à l'Espagne ? Eh bien, eux aussi ! Et tant qu'à faire évitant les risques, tournée d'austérité générale pour tout le monde ! La crise est finie, les
plans de relance c'était la mode de 2009, retour aux critères de Maastricht est tout de suite s'il vous plaît.
Mais ce faisant, ils mettent en place pour la première fois la coordination budgétaire que l'on attendait dans la zone euro. Ainsi , la Commission propose
une concertation sur les avants-projets budgétaires des pays membres de l'euro, pour examiner non seulement les soldes mais les grands choix
de compétitivité et les déséquilibres structurels entre pays ! Que, par un dernier raidissement cadavérique, la droite européenne cherche par ce biais à imposer la rigueur budgétaire est une
chose. Qu'elle y parvienne en est une autre. Comment demander à l'Espagne, bon élève budgétaire ayant été en excédent pendant des années un plan de rigueur en fronçant les yeux alors que son
indemnisation contre le chômage a explosé et que ses recettes fiscales se sont évanouies ? Si la Commission, quand elle avait encore de l'influence, n'a jamais réussi à imposer les critères de
Maastricht aux Etats membres pendant les périodes de vaches grasses, il est absolument illusoire de penser qu'en pleine crise elle parvienne à leur faire avaler une potion bien plus amère, un
poison en fait.
En attendant, ce qui s'est fait est fait !