J’ai vu un petit film indépendant américain dont j’ai vraiment envie de parler. Je l’ai vu quelques jours après un autre indépendant, plus visible, réussissant une belle carrière dans les salles obscures françaises, mais honnêtement excellent lui aussi. Ce dernier film, c’est la nouvelle réalisation d’Antoine Fuqua, qui avait offert il y a quelques années l’Oscar du Meilleur Acteur à Denzel Washington pour Training Day. Si depuis son polar urbain, le cinéaste américain s’était plutôt égaré avec du film d’action pour Bruce Willis (Les larmes du soleil), pour Clive Owen (Le Roi Arthur) puis pour Mark Wahlberg (Shooter), il revient à son meilleur avec L’élite de Brooklyn.
Son film est le portrait croisé de trois flics du fameux quartier new-yorkais : l’un est un père de famille touchant à l’argent sale de la drogue pour déménager les siens dans un logement plus grand ; le second est à une semaine de la retraite, après une carrière où il a soigneusement évité les ennuis ; le troisième est infiltré depuis des années au sein d’un gang de trafiquants et veut en sortir. Ces trois flics sont à un moment crucial de leur vie, et Fuqua dépeint cet instant charnière avec un soin remarquable. Sa mise en scène, sobre, fait luire un sentiment d’oppression, palpable dans chacun des destins observés.
Préférant le réalisme d’un labeur pesant et de caractères balançant entre l’exemple et la déception à un quelconque embellissement cinématographique, le cinéaste touche juste. Les trois héros naviguent dans des zones d’ombre, figures de justice ne sachant plus où se situe cette fine ligne séparant le bien du mal, le courage de la lâcheté. Fuqua, comme pour Training Day il y a bientôt dix ans, se montre excellent directeur d’acteur Dirigeant Wesley Snipes, impeccable en caïd sortant du trou, dans son premier film de cinéma depuis des années après un abonnement aux productions de vidéoclub, il offre à Richard Gere son meilleur rôle (et sa meilleure performance) depuis (attention ça remonte !) Les moissons du ciel de Terrence Malick (Si si... mais bon vu la filmo de Gere, en même temps, c’est pas bien dur…). Il est moins surprenant d’admirer Ethan Hawke et Don Cheadle, acteurs fiables s’il en est.
L’élite de Brooklyn a donc trouvé son public en France. Mais ce n’était pas de ce film que je voulais parler. Je voulais parler d’un autre, plus confidentiel, plus art et essai et un petit peu moins américain. Âmes en stock. Un titre intriguant pour un film qui ne l’est pas moins. S’il est un petit peu moins américain, c’est parce qu’il est à moitié français, par sa scénariste et réalisatrice Sophie Barthes qui signe ici son premier long. La française a imaginé un film que n’aurait sûrement pas renié Charlie Kaufman s’il l’avait lui-même signé.
Le comédien américain Paul Giamatti (l’amateur de vins de Sideways, le concierge héroïque de La jeune fille de l’eau) y incarne… Paul Giamatti, acteur de son état, qui répète une pièce de Tchekhov à New York. Paul rame, il n’arrive pas à gérer son personnage, à l’apprivoiser. Il se sent mal dans sa peau, broie du noir, souffre au plus profond de son âme. Alors lorsqu’il découvre qu’il existe à New York un institut capable d’extraire l’âme du corps humain et de la stocker, le temps que son ou sa propriétaire le désire, son intérêt est piqué au vif. Sans cette âme qui le pèse et le mine, peut-être Paul retrouverait-il un peu de joie de vivre ? Peut-être maîtriserait-il enfin son rôle ? Au pire, on pourra toujours lui réintégrer son âme, de toute façon.
L’idée de départ, très séduisante, est assez folle. Ne plus s’embarrasser de son âme, cette chose que l’on ne saurait décrire physiquement mais qui est ancrée en nous. Et si nous pouvions essayer de vivre sans ? L’être humain, sans âme, qui est-il ? Aussi séduisant que ce point de départ soit, j’ai craint, pendant une partie du film, que mademoiselle Barthes ne parvienne à conduire son film, à le faire évoluer et à l’orienter dans une direction qui soit à la hauteur de son idée farfelue. J’ai eu tort. Car Paul Giamatti, celui de fiction, veut finalement récupérer son âme (il s’est entre temps fait implanter l’âme d’un poète russe, pour voir), alors même qu’une femme russe - opérant comme mule entre New York et Saint-Pétersbourg pour alimenter le marché noir d’âmes - la lui a dérobée.
Commence alors pour Giamatti une excursion à Saint-Pétersbourg pour tenter de remettre la main sur cette âme qu’on lui refuse. C’est là qu’Âmes en stock parvient à transformer l’essai d’un pitch ambitieux. Car le portrait d’acteur farfelu se double alors d’un beau portrait de femme, celui de Nina, la mule utilisant son corps comme convoyeur illégal d’âmes. Lorsque l’on se fait extraire une âme, il en reste toujours quelques résidus, et Nina, qui a convoyé nombre d’âmes pour se les faire extraire, est ainsi une femme à âmes multiples, hantée par celles des autres.
Âmes en stock vagabonde dès lors entre deux êtres perdus, l’un sans âme, l’autre avec des centaines sauf la sienne, cherchant ce qui les rend humains mais leur fait défaut. Des petits moments de grâce traversent alors le film, petit frère d’Eternal sunshine of the spotless mind et Dans la peau de John Malkovich. Un croisement moins agité, moins fou, et moins talentueux que les films écrits par Kaufman, mais qui laissent entrevoir de réelles capacités, et une vraie poésie des mots et de l’image pour l’avenir de cinéaste de Sophie Barthes.