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L’art des autres maîtres de l’Inde, tribus et populations rurales en marge de l’hindouisme (1/2)
Publié le 14 mai 2010 par GabrielsivenLes multiples facettes d’une Inde aussi vivante que méconnue, fascinantes par leurs croyances et l’originalité de leurs productions artistiques, ont investi la galerie jardin du musée du quai Branly.
Les populations autochtones « adivasi » antérieures à l’arrivée des Aryens, vers 1500 avant notre ère, et les populations rurales étrangères à l’hindouisme ont longtemps été englobées dans la même vision floue d’une Inde éternelle, celle de Kipling et du Taj Mahal, des bûchers au bord du Gange et des arhat méditant sous des figuiers banians. Après 1947, l’Inde indépendante a continué d’entretenir cet exotique malentendu créé par les colons anglais. Les photos de paysannes se baignant dans une rivière ou portant sur leur tête une jarre remplie d’eau renouaient avec l’imagerie pittoresque des gravures de fakirs allongés sur leur lit de clous. L’industrie de Bollywood a poursuivi l’exploitation de cet inépuisable filon, exportant jusqu’en occident les silhouettes déhanchées de ses danseuses plus dénudées qu’aucune villageoise authentique.
C’est au son d’un de ces films, Chirag de Raj Khosla, que l’on découvre les clichés pris par Pablo Bartholomew dans le nord-est de l’Inde, chez les tribus Naga, communautés guerrières et animistes demeurées isolées du monde jusqu’à leur défaite face aux troupes britanniques en 1878. Christianisés, les Naga n’ont pas perdu leur identité, faisant cohabiter mariages à l’église et rituels d’exorcisme, danses guerrières et élection de Miss Nagaland.
Dans l’Etat du Karnataka, dans le sud de l’Inde, l’animisme s’exprime à travers le culte des bhuta, esprits des ancêtres, parents et animaux disparus qu’il convient d’apaiser pour obtenir leur bienveillance. Les bhuta sont invoqués lors de rites de possession durant lesquels l’intercesseur, le patri, revêt, selon le sexe du bhuta, un masque facial en bronze représentant une tête de sanglier ou un masque de poitrine figurant le buste dénudé d’une jeune femme. L’esprit répond par la bouche du patri aux questions que lui posent alors les villageois. Les récoltes seront-elles abondantes ? Mon père guérira-t-il ? Si les bhuta peuvent habiter de simples niches vides, flèches, poignards ou encore pierres dressées, on leur offre souvent pour demeures des statues de bois ou de petites effigies de métal entreposées dans le déambulatoire du temple. Les plus récentes, réalisées dans les années 1960 et peintes à la peinture acrylique, ont conservé intactes leurs couleurs vives. Celles du XIXe siècle, jadis rehaussées de pigments, ne s’habillent plus que la chaude patine miel du bois de jacquier. Elles proviennent toutes du temple de Mekkekattu, dédié au taureau Nandi, monture de Shiva. Taureaux, tigres et veaux se mêlent aux démons gardiens dont les ombres prolongent la tête animale et aux généreuses déesses-mères devenues gardiennes de Shiva à mesure que croissait l’influence de l’hindouisme. Etranges statues pourtant familières qui matérialisent un curieux syncrétisme entre croyances anciennes et nouvelles.
Chez les habitants des îles Nicobar on chercherait en revanche sans succès les effets de l’hindouisme. Le christianisme semble glisser sur eux tout autant. Ils continuent de partager avec les esprits leur archipel situé à 200 km de l’Indonésie, possession successive du Danemark, de l’empire germanique et de l’Angleterre avant que l’Inde n’accède à l’indépendance. Ils ne s’étonnent pas de leurs allées et venues entre les royaumes de la mer, de la terre et du ciel, de même qu’entre le passé, le présent et le futur, notions aux contours indécis. Des hentakoi, sculptures de bois chargées d’épouvanter les mauvais esprits, sont fabriquées pour soigner les malades en aidant le médecin à identifier les esprits malveillants responsables du trouble. D’autres objets, coq volant, serpent, statue bifrons hybride d’homme et d’animal, demeurent des énigmes, peut-être occupés par des esprits voyageurs.
La même poésie étrange caractérise les figurines de bronze des tribus Kondh (province du Bastar, près de l’Etat de l’Orissa), comme cet ensemble onirique d’un poisson muni de roues sur lequel est assis un petit personnage portant un minuscule fusil sur l’épaule. Chez les Santhal, qui vivent aux confins de l’Inde et du Bangladesh, cette poésie imprègne jusqu’aux rituels, comme celui d’enterrer des instruments de musique avec les morts, manifestant ainsi le caractère fugace de la vie comme de la beauté, à laquelle la musique était associée. La richesse avec laquelle les instruments de musique sont décorés, gravés de motifs géométriques ou végétaux, surmontés de sculptures en ronde-bosse d’animaux ou de végétaux, témoigne de leur importance pour cette tribu, qui maintient vivant son mythe de la Création, raconté de vive voix et couché sur des rouleaux de papier.
1. Bhuta, gardien du temple de Nandi de Mekkekattu, dessin de Lorenzo.
2. Cheval en terre cuite, monture du dieu Ayyanar, réalisée par les potiers velar et kusavan (Tamil Nadu)
3. Figurines Kondh.
4. Instrument de musique Santhal, dessin de l'auteur.
Exposition Les autres maîtres de l'Inde, jusqu'au 18 juillet 2010 au musée du quai Branly