Ça souffle : « Ah là là ! », un grognement, grincement de tôle puis la portière claque, le moteur vrombit et la tête bouclée s’enfuit, silhouette entraperçue, elle a fini ses courses et je demeure là, attentif aux nuages que la voiture traîne à sa suite. J’ai encore sa plainte à l’oreille, je la connais par cœur, les parkings de supermarchés résonnent chaque jour ouvrable de ce gémissement.
Au fait, de quoi se plaint-on ?
De tout temps, l’humanité a rêvé de manger à sa faim. Les désastres agricoles, les famines n’ont jamais cessé et s’il fallait faire l’histoire de l’homme du commun, de l’autre ou de moi, il y a deux cents ans ou deux mille ans, je n’évoquerais naturellement pas la révolution – cet intermède agité entre la royauté et l’empire – , ni l’empire romain, mais une majorité de gens arrimés à la terre avec pour seule visée : se nourrir. Le passé est empli du caquetage des poules et du raclement des socs de charrue tirés par des bœufs ou des chevaux à la peine. Le reste, les rois, les guerres, ce sont de pauvres faits bien maigres voire ridicules – les colères de Napoléon, non mais franchement ! – enfin tout un bagage scolaire bien encombrant et à peu près aussi faux que les amours contrariées de Junon et Jupiter. On sait seulement qu’il y eut des massacres à foison.
Non, la vraie tâche, c’est de trouver de quoi manger et plusieurs fois par jour et ce fut donc l’obsession majeure de l’histoire des humains. On la trouve parfois au détour des bons livres ou des tableaux fabuleux mais maintenant que chacun dans nos contrées mange à sa faim, on fait semble-t-il l’impasse sur ces cris qui montent de tous les temps et qui hurlent à la faim.
Le supermarché est l’accomplissement de ce rêve ancestral. On pointe à juste raison les miséreux qui chez nous ne peuvent se nourrir, mais l’immense majorité se gare au parking, remplit son caddie, paye, décharge le caddie, et monte dans sa voiture en maudissant cette nécessité. Le pays de cocagne est devenu corvée.
C’est très plaisant, même si je plains beaucoup mes contemporains d’éprouver pareille lassitude enfantine, car ce soupir dirigé contre la corvée est de toute évidence une absence de regard sur notre condition présente. Le supermarché, il est vrai, est le degré zéro de la vie de l’esprit ; c’est sans doute pour cela qu’il me plaît tant. La musique balancée comme on devine – le battement de cœur, systole diastole est le dernier rythme possible – , et cette invraisemblable profusion d’objets à dévorer : difficile de faire plus prosaïque, plus parlant à nos désirs élémentaires, tout est flatterie, clinquant, salivant, attirant et médusant. Le marketing inventé par le neveu de Freud (E. Bernays) me tire par la manche de tous côtés ; pas un pas sans que je sois happé, débordé par la pulsion première, celle de la dévoration possible. Mon choix est induit, je perds toute liberté et ce sentiment de nullité ballottée m’enchante de sa vide ironie ; parfois, au rebours de ce propos, je surprends un sourire gourmand aux lèvres d’une cliente, d’un acheteur, comme s’il y avait quelque gloire à être là, à user de son pouvoir d’achat, comme un prince, comme un roi.
Je me souviens que Louis XIV avait pour plaisir favori de boire un chocolat le matin ; c’était alors un signe de gloire, de puissance absolue, de goûter ce breuvage rare et exquis ; et face au rayon des chocolats d’aujourd’hui, je l’imagine en riant, le visage écœuré, dégoûté de constater que son délicieux plaisir est livré en mille variantes au tout venant de la plèbe dont je me sens membre à part entière.
Je pousse le caddie vers la sortie, vide les courses dans le coffre, récupère ma pièce et repart le cœur content (!) en slalomant lentement au milieu des allées encombrées de clients affairés et funèbres. Je quitte le lieu comme on tourne le dos au cimetière : le rêve de bien se nourrir qui fit l’aventure des hommes et qui se trouve réalisé, vire à l’aigre. Est-ce le sort de tous les rêves ?