Cioran disait dans son Précis de décomposition que le meilleur argument contre la philosophie
était que tous les grands philosophes avaient bien fini. Faut-il penser que la philosophie est gangrenée par le manque de courage des philosophes ? On rétorquerait bien vite que
Spinoza a pris de grands risques et mis sa vie en jeu, que Diderot a oeuvré tout autant que Voltaire contre des religieux et des conservateurs prêts à les mettre à mal, qu'un
Socrate a été jusqu'au choix de la mort pour ses idées. On rappellerait aussi que ce qui force tout homme à entrer en pensée est bien souvent une souffrance ou un malaise et que
les grandes pensées trouvent peut-être leur source dans de terribles névroses. Dès lors, s'il ne faut pas prendre la remarque de Cioran au sens strict, et y voir plutôt l'idée
qu'il accuse les philosophes de ne pas aller assez loin dans l'engagement moral et surtout corporel. On devrait par contre critiquer l'obsession des philosophes à poursuivre
leurs obsessions. Si on considère les praticiens de la philosophie, enseignants, chercheurs et consultants, ils affirment avoir la passion de la philosophie, un amour de la
sagesse et de la connaissance, une volonté d'atteindre le vrai. Pourtant, combien de penseurs s'affranchissent des faits pour explorer des problématiques dans lesquelles ils se
risquent à des conclusions hasardeuses ? Le philosophe malin aura tôt fait de dire qu'il ne se risque à des interprétations que dans le cas où la science n'a pas totalement
clarifié un problème (l'évolution et le développement du vivant par exemple), ou bien dans un champ où elle ne s'est pas investie (comme la morale et l'esthétique). Mais à bien
regarder la constitution des philosophies des uns et des autres, la volonté de construire une pensée systématique ou de combler les vides n'est-elle pas une obsession pour
stabiliser un point d'instabilité générateur des angoisses qui ont mené le penseur à son entreprise philosophique ? Il suffit d'entendre les slogans et les discours des uns et
des autres pour comprendre que la volonté de rigueur et d'exigence, la nécessité de ne s'appuyer que sur les faits, ainsi que le préconisait Hume, ont tôt fait de disparaître au
profit d'un discours plongeant dans une métaphysique absconse et une rhétorique douteuse. Le philosophe moderne pétri de foi religieuse peut par exemple être tenté de
réconcilier sa conviction et la réalité des faits qui ne valide pas la dite conviction. La tentation est ainsi grande de prêter au réel des propriétés et de poser sur le
mouvement de ce même réel des principes hasardeux. Bergson avait-il tant besoin de s'embarrasser d'une mystique que Diderot récuse plus d'un siècle plus tôt ? Comment Jean Luc
Marion peut-il s'autoriser, dans sa volonté de réconcilier foi et raison, à dire qu'il « faut le croire pour le voir », ou encore d'énoncer : « Ainsi la
séparation entre foi et raison, trop vite tenue pour allant de soi et toute naturelle, naît-elle d'abord d'un défaut de rationalité, de la capitulation sans combat de la raison
devant l'impensable supposé. Mais si l'on ne perd pas la foi par excès de pratique de la rationalité, il se pourrait au contraire qu'on perde souvent en rationalité, parce qu'on
exclut trop vite la foi et le domaine qu'elle dit ouvrir (en l'occurrence celui de la Révélation). » D'où vient cette nécessité de penser la Révélation ? Pourquoi injecter
dans la réalité un fait ou un principe fantasmé et posé sans fondement factuel et empirique comme réel ? Marion a raison de relever que Pascal disait qu'il faut aimer la vérité
pour la voir, mais son argument analogique : « il faut aimer dieu pour le voir » ne saurait être tenable. Car d'une part il se fait sophisme en déclarant au
matérialiste qu'il ne peut voir qu'il se trompe parce qu'il pose qu'il n'y a rien de plus que de la matière en mouvement et en sensation ; Marion ne voit-il pas que le
matérialiste agit conformément au principe Humien de prudence et de mise à distance des principes non induits par les faits ? Ne voit-il pas que l'engagement de foi qu'il
demande est contraire à l'esprit de rigueur et de pensée fondée sur l'expérience et les faits, et que la posture scientifique est censée ouvrir à toute possibilité sans pour
autant s'engager sur une voie non prouvée ? Oublie-t-il que le physicien qui conserve sa foi en un dieu ne le fait généralement qu'en sachant pertinemment qu'il place dieu là où
la science ne s'est pas encore engouffrée ? Peut-être le sait-il et tente-t-il de défendre une position rendue nécessaire par sa volonté de faire de son désir d'un dieu une
réalité. Peut-être le peu de critiques à son égard sont-elles plus qu'une complaisance en voyant qu'il est un éminent spécialiste de Descartes : l'acceptation d'une malhonnêteté
intellectuelle parce qu'une certaine intelligentsia y trouve son compte. D'autre part, la rhétorique est terrible d'efficacité sophistique parce qu'elle crée aussi un système
clos de raisonnement : en disant que « seul l'amant voit l'amabilité de l'aimable », il affirme ainsi par analogie que le dieu chrétien demeure un impensé pour celui
qui ne l'aime pas, refusant ainsi au non religieux le droit à pouvoir invalider la critique d'une telle posture ! Marion va jusqu'à déclarer que c'est dans la pensée de l'amour
comme tension universelle à expérimenter afin d'éprouver la présence d'un dieu que se trouve l'opportunité de poursuivre la quête de la vérité exigée par la raison. Encore une
fois, poussé par son principe de plaisir, guidé par une tension de désir ou d'angoisse qui oriente l'exercice de sa raison, le philosophe s'engouffre dans une brèche laissée
vide pour retrouver ce qu'il souhaite ardemment sentir et construire : une présentation d'un certain divin, d'un indescriptible pour la science, le mouvement de quelque chose
qui échappe à la sociobiologie. Combien de penseurs commettent la même faute morale que ce dépositaire des valeurs de l'Académie française ? Combien d'enseignants ouvrent une
réflexion sur le désir, l'amour et la mystique sans connaître rigoureusement les lois de la gastrulation, de l'attraction des corps, de l'entropie ou de toute règle naturelle et
empirique qui rend compte de mouvements matériels et ne sauraient être pervertis par leur articulation avec des principes délirants ? Si les philosophes actuels commettent une
faute, c'est bien de s'autoriser à ne pas étudier rigoureusement les sciences actuelles et à se permettre le droit au fantasme et au délire, au nom d'un prétendu besoin de
donner à la philosophie un rôle unique et déterminant qu'elle pourrait avoir par d'autres approches bien plus rigoureuses. Et ce qui peut peiner le penseur rigoureux et prudent,
c'est de voir une part intelligente de l'humanité se complaire dans une catatonie psychotique et obsessionnelle qui la mène à chercher partout à l'aide de sa raison
l'acquiescement à ses angoisses.
Photo : "La folie", vue sur Krizalid :
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