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Godard fossoyeur des cinémas ? Cherchez l'erreur...

Par Kilgore

Godard fossoyeur des cinémas ? Cherchez l'erreur...>> C'est en tout cas ce qui ressort des déclarations de Jérôme Seydoux, pdg de Pathé (producteur, distributeur, et exploiteur... euh pardon, exploitant, via EuroPalaces), au sujet de la distribution du dernier film de maître Jean-Luc. Pour résumer le schmilblick, Film Socialisme, sélectionné à Cannes dans la section Un Certain Regard, sortira en avant-première en VoD sur la plateforme Filmo TV de Wild Bunch, les 17 et 18 mai, au moment même de sa projection au festival, soit à la veille de sa sortie en salles. L'occasion pour l'un des parrains du cinéma français de souligner à quel point cette initiative fait le jeu des opérateurs (et ouais, on va devoir faire l'effort de pas tout mélanger) :

[Si les opérateurs télécoms pouvaient] "offrir dès leur sortie tous les films en VoD, cela condamnerait les salles et donc le cinéma. Si la salle n'est plus en mesure de proposer des exclusivités, elle disparaîtra. [...] Ce n'est pas grave, pour un film, de sortir directement en DVD ou en VoD. Cela vaut mieux qu'une exploitation en salle qui ne fonctionne pas [pas faux, surtout quand on considère l'encombrement généré par les sorties hebdomadaires et l'accélération des rotations à l'affiche, mais le film s'en trouve généralement dévalué]."

"En revanche, il est indispensable que la chronologie des médias soit respectée. [...] Les opérateurs télécoms voudraient pouvoir offrir dès leur sortie tous les films en VoD, mais cela condamnerait les salles et donc le cinéma. [...] Eux vendent des abonnements ADSL, nous, nous faisons vivre le cinéma. Ceux qui ne veulent plus de la chronologie des médias sont ceux qui ne paient pas pour le cinéma" (Source AFP/ Les Echos). Voilà qui est dit.

On mesure mieux la transgression du toujours iconoclaste Godard lorsqu'on rappelle que le circuit de distribution classique respectant la "chronologie des médias" impose 4 mois (et non plus 6) de délai entre la sortie en salles et les sorties DVD/VoD. Il y a peu, l'annonce par Disney d'une sortie DVD anticipée pour Alice au Pays des Merveilles avait suscité un tollé parmi les exploitants-de-tous-pays-unissez-vous, qui avaient brandi la menace d'un boycott international, avant que les choses ne se règlent entre gens de bonne composition. Dans la catégorie nique-les-propriétaires-de-salles, on peut aussi penser à la "méthode Arte", qui consiste à diffuser un film maison juste avant sa sortie au cinéma ; la distinction entre téléfilm et cinéma s'efface, et cela ne réjouit pas tout le monde. Carlos, mini-série en 3 épisodes de Canal + également présentée à Cannes (hors compèt', visiblement faut pas pousser Jacob dans les orties) sera distribuée ensuite (dans un an ?) au cinéma dans une version raccourcie de plus de moitié. Avec cette oeuvre TV, on est un peu en dehors du sujet (même si, oui, on en vient à se demander ce qui distingue un téléfilm d’un film, quand les moyens et l’art y sont, hormis le fait d'avoir un diffuseur plutôt qu'un distributeur - ici il y aura les deux... quand bien même le film en salles ne correspondra donc pas aux trois parties du téléfilm -), mais le problème de "l'exclusivité" dont sont censées bénéficier les salles reste posé.

Alors voilà, entre un vénérable (et son distributeur) qu'on ne peut décemment pas soupçonner de vouloir tuer son art mais dont la dernière excentricité le(/les) range schématiquement au côté des vilains opérateurs, et un autre, capitaliste du cinéma (normal que Socialisme lui file des boutons ?), qui défend dans ce cadre précis une cause légitime bien que corporatiste, on laisse chacun faire son choix...

Ce ne sont que les frémissements d'une guerre sourde qui finira immanquablement par éclater, et dont la ligne de faille ne passe pas seulement, cher Jérôme, entre les différents acteurs de l'industrie du cinéma et les opérateurs (dont les liens sont parfois proches de la consanguinité) mais aussi (surtout ?) entre ces premiers, comme le démontre cette affaire. Ce sera la guerre du Liban, en gros, sans gentils contre marchands (les marchands sont partout),  avec factions et renversements d'alliance, si possible contre-nature, avec mélange des genres entre producteurs-distributeurs-exploitants-opérateurs, sur fond de nouvelles technologies-internet-home-cinéma et de débat sur les thèmes "Condamner les cinémas, c'est condamner le cinéma ?" (presque un sujet de bac, les jurys aiment les homophonies et autres antanaclases, merci de pas oublier les trois parties), "Le cinéma gère(ra)-t-il mieux sa "dématérialisation/dérégulation" que la musique (qu'on n'a jamais autant consommée et aussi peu payée, faut-il en pleurer) ?", ou "Confond-on le cinéma et son industrie ?", voire "La liberté cinématographique commence-t-elle là où l'industrie s'arrête ?" pour les plus éternels des extrêmistes, "de toute façon y'a plus que des financiers incultes dans ce milieu de cons" pour les piliers de projo (oui, eux usent avec parcimonie du point d'interrogation). On vous parle même pas de la variable téléchargement (et pourtant, pas une paille...). Une chose est sûre, on connaît déjà les gagnants (ont-ils jamais perdu), et si les Godard n'en feront sans doute pas partie, on les invitera quand même à prendre la pose sur la photo de famille, puisqu'il faut bien que chacun tienne son rôle - et les Godard (espoir) s'y refuseront.

Trêve de banalités, tout ça ronronne...

Il vient toujours un peu de lassitude à se pencher sur ces questions, faut l'admettre (le vanitas vanitatum basique, bref l'instant "je m'en tape", après avoir considéré 1° avec Seydoux - pas désintéressé - ces sombres perspectives 2° contre Seydoux, le bras d'honneur de Godard au système, ou par exemple l'accès plus égalitaire aux nouveautés, d'un point de vue "campagnard" - enfin, pour ceux qui sont équipés). On assiste toujours à la fin d'un monde, le livre électronique va tuer/sauver le livre, l'internet va tuer la presse que l'iPad (et... le net) va sauver,... C'est comme l'annonce de la mort du roman ou de Dieu, les moribonds n'en finissent plus de moribonder et d'enterrer leurs croque-morts ; en clair, et pour revenir au sujet, ni le cinéma ni son industrie (au global) n'en crèveront, de la disparition très progressive des exploitants au profit d'un autre mode de diffusion, si économiquement viable pour les autres... d'autant moins qu'ils ne disparaîtront pas (financièrement, un téléchargement ne vaut pas un ticket, culturellement, c'est impensable, il y a un rituel, aller au cinéma ce n'est pas comme regarder un film chez soi, les fréquentations sont en hausse malgré le téléchargement illégal, les exploitants sont vigilants, et puis on entre dans l'ère IMAX 3D... Mais admettons, un effacement progressif, une révolution lente dans le domaine, dont on a perçu les premiers signes  : tous souffriraient - même s'il y a exploitants et exploitants...-, la filière s'adapterait ou péricliterait sans cesser d'exister...). En revanche, si cette noble lassitude blasée aboutit à s'entendre balancer des platitudes et constater que les choses ne disparaissent pas vraiment elles évoluent ma bonne dame c'est la marche du monde que voulez-vous, c'est qu'il est temps de s'abstraire quelques instants de la querelle des Anciens qu'ont vraiment pas tort d'être vent debout et des Modernes qu'ont forcément raison d'être dans le vent, et d'aller au cinoche, tant qu'il faut encore se bouger un peu le cul pour l'y asseoir. Histoire de penser clair. Le type de derrière a beau me labourer le dos en essayant de caser ses jambes, j'ai beau ressentir une défiance irréductible à l'égard des tycoons, ou éprouver la même résignation que Madame Machin devant le cours des choses, ça me ferait mal, quand même...

A noter, Wild Bunch a l'immense plaisir d'avoir à gérer (en tant que responsable des ventes à l'étranger cette fois) une autre polémique  lors de cette édition 2010 du festival : la présence en sélection du très poutinien Nikita Mikhalkov, président de l'Union des cinéastes russes accusé par ses confrères et compatriotes de jouer les autocrates et de faire main basse sur le grisbi des subventions. Et là, entre le grand Sokhourov et le boursouflé Nikita (bon, faut pas pousser, il a aussi été un remarquable cinéaste), frère d'Andreï Konchalovsky (Runaway Train, grand souvenir) et fils du poète patriote auteur des paroles de l'hymne soviétique, mon choix est fait.

  


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