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Un McGuffin venu de l'Est - VLADIMIR SOROKINE, LE LARD BLEU (EDITIONS DE L'OLIVIER, 2007 - TRAD. BERNARD KREISE) par Pierre Pigot
Publié le 13 mai 2010 par Fric Frac Club
Repensant ces derniers jours à cette si étrange histoire de graisse azuréenne venue de Russie, je me suis souvenu avoir lu, je ne sais plus dans quelle revue, que l'homme éprouvait normalement, pour diverses raisons psychologiques, une répugnance naturelle à ingérer des aliments arborant la couleur bleue. Sans doute la vague prescience de son futur état de moisissure en lent pourrissement… Et donc, je me suis dit que, dans Le lard bleu de Vladimir Sorokine, roman prenant le plus grand plaisir à nous trimballer et nous perturber, cette couleur bleue, inhabituelle, probablement radioactive, vaguement mystique, c'était peut-être la teinte majeure de toute la première partie du livre, testant avec un sourire narquois notre résistance au grotesque, à l'invraisemblable, au sarcasme, voire au galimatias. Le lard bleu débute en 2068, par une série de lettres, rédigées dans un néo-sabir russe mêlé de chinois et de termes technico-sexuels, envoyées par un certain Boris à son amant lointain. Ce Boris s'avère être un scientifique russe, confiné dans un laboratoire de recherches secrètes au fin fond de la Sibérie, et occupé avec ses collègues à la plus étrange des occupations, le clonage de sept sommités de la littérature russes (énumération rapide : Tolstoï, Tchekhov, Nabokov, Pasternak, Dostoïevski, Akhmatova, et le réaliste-socialiste Platonov). Ces clones difformes, monstrueux, profanant largement l'aspect physique de leurs originaux, ne sont élevés que dans un seul but : extirper de leurs corps la substance qu'ils sécrètent pendant qu'on les force à écrire, le fameux lard bleu. A ses lettres, interminables séries de récriminations et de cajôleries, Boris prend soin de joindre les textes produits par les clones, incroyables pastiches de toutes les facettes de la littérature russe, dans lesquels Sorokine démontre son extraordinaire connaissance de celle-ci, sachant à chaque fois se transformer simultanément en caméléon (se glisser dans le style, les tics, le vocabulaire de tel auteur) et en tigre blanc (tout ravager à coups de griffes tératologiques). Car chacun de ces pastiches, censé provenir du lointain karma de Tolstoï ou de Pasternak, déraillent rapidement en un troublant cauchemar, se terminant presque toujours sur l'image d'un meurtre, d'une torture des corps ou d'une folie sexuelle. Ces cent-cinquante premières pages, qui oscillent entre une fiction d'anticipation s'ébrouant dans une novlangue bricolée (et pour tout dire rapidement lassante) et des exercices littéraires aussi virtuoses que profondément déroutants, sont à mon avis le moment le plus ardu du livre, un salon de tous les miroirs déformants dans lesquels Sorokine n'épargne aucun reflet sacrilège à sa langue et à son histoire littéraire (et forcément, nous lecteurs français nous perdons beaucoup à la traduction et nous sentons un peu mis à l'écart) mais qui requiert malgré tout notre passage entre ses murs, nous préparant souterrainement à la furia profanatrice qui va suivre. Car voilà que Vladimir Sorokine, ne faisant bien entendu rien comme tout le monde, tranche soudain comme d'un coup de hache, au moment même où le lecteur pensait s'être installé dans une certaine routine formelle, en plein milieu d'une lettre de Boris, et opérant un virage à quatre-vingt-dix degrés, nous retourne par les pieds et nous replonge dans une narration objective qui sonne le grand départ d'une extraordinaire cavalcade carnavalesque qui ne cessera plus jusqu'à la fin du livre. Alors que les scientifiques sont en train de célébrer, au cours d'un cocktail quelque peu infâme, l'excellente récolte de lard bleu (deux bons kilos luminescents), un commando débarque brusquement dans la base, massacre tout le monde en un tour de main et vole la précieuse substance, la rapportant fissa dans une mine en apparence désaffectée. Sous la montagne, Sorokine s'amuse alors à littéralement empiler les responsabilités, les hiérarchies, les sociétés secrètes (régulièrement ponctuées d'assassinats chaque fois que la malette de lard bleu change de mains), chacun travaillant pour un autre sans savoir qu'il se trouve toujours en-dessous encore un autre échelon, un autre étage, un énième Supérieur qui forcément s'illusionne lui-même dans sa puissance. C'est à partir de là que Sorokine se déchaîne dans une vitesse de narration le plus souvent hallucinante, laissant le lecteur presque hors d'haleine, celui-ci se rattachant à peine à quelques repères que déjà on lui en a substitué d'autres encore plus perturbants. C'est aussi là que commence à pleinement se révéler son irrespect absolu pour la religion (les différents schismes du monde orthodoxe sont parodiés avec une cruauté jubilatoire), la moralité (l'incroyable passage concernant des adorateurs du pénis géant turgescent), et bien sûr la politique et l'histoire. La grande hélice suivie par la malette de lard bleu s'achève par le lancement d'un des éléphantiasiques, la malette sur ses genoux, dans une étrange machine à remonter le temps qui, arrivant en 1954 à Moscou sous forme d'un cône de glace géant, débarque en plein milieu d'une représentation théâtrale en présence des grandes huiles soviétiques, qui préviennent aussitôt Staline de l'événement. Hep, minute ! Il y a quelque chose qui ne va pas ! Staline, vivant, en 1954 ?!? Un petit vernis de connaissance historique est suffisant pour se rendre compte que l'horloge cloche. Et en effet, voilà que Sorokine nous offre un passé alternatif dans lequel Londres a été détruit par une bombe atomique allemande, où les Etats-Unis sont responsables de la Shoah, et où Hitler et Staline se sont partagés l'Europe, prêts maintenant à profiter du mystérieux lard bleu… Pour ce qui est de l'intrigue, je dois vraiment en rester là, parce que c'est à ce tournant que le meilleur du lard se révèle : sadique, cruel, hystérique, sarcastique, monstrueux. Tandis que l'histoire se métamorphose en un cauchemar grandissant, un grand cancer sexuel ronge tous les rouages de l'empire soviétique : incestueux, transsexuels, sodomites, obsédés, violeurs… le clou étant bien entendu la célèbre « baisade » (comme dirait le vieux Gustave) entre Staline et Khrouchtchev, qui a tant fait scandale, et dont un peignoir en soie et un verre rempli à ras-bord de sperme moustachu et bu cul-sec ne sont pas les moindres ornements. Le lard bleu devient alors ce grand livre russe qui ne respecte rien ni personne de ce qui s'adule aujourd'hui en Russie : ni les grands écrivains de l'âge d'or dont la mise au pinacle officielle dissimule la misère d'une littérature que la période soviétique a laminée presque jusqu'à l'extinction, ni les grandes figures du Parti honnies il y a vingt ans et depuis remises à l'honneur par un régime autocratique en quête aussi bien de continuité historique que d'une grandeur pourtant bien ébréchée par l'alcoolisme et la criminalité généralisés. Alors que le public russe ne lit guère plus que des romans policiers, et que le Kremlin et les palais des Tsars reluisent à nouveau d'or tout neuf, Le lard bleu prend une valeur à la fois prophétique et prophylactique. Il tend à la Russie un reflet difforme de son histoire (reprenant consciemment le modèle des fantaisies rabelaisiennes) qui pourrait très bien ne s'avérer dans un avenir dangereux qu'à peine exagéré (et peu importe que le Maître des Lieux s'appelle Poutine, Medvedev ou Otokratov). Mais surtout, il adresse un message important pour qu'une littérature russe puisse exister dans le futur : surtout, ne pas figer les auteurs passés en statues de marbre, ne pas hésiter à les violenter, à se les rendre étrangers et irreconnaissables à soi-même, à la fois pour ne plus avoir peur de leur ombre et pour apprendre à les faire de nouveau vivre, les déguiser en monstres de carnaval pour que la transgression apprenne enfin à les connaître réellement, et pour que le poids de la littérature passée n'étouffe plus, n'empoisonne plus un présent qui peine tant à exister, entre impératifs de rentabilité immédiate et pressions politiques et religieuses. Et faire de même pour l'histoire : retrouver le lâche, le pantin, l'assoiffé de pouvoir, le pénis toujours en quête d'un trou, sous les portraits géants de la Place Rouge ou des panneaux électoraux. Alors, le lard bleu ne sera plus qu'un excellent McGuffin, un prétexte qui nous aura guidés tout au long de cette fascinante et cauchemardesque foire aux monstres.