Obscurité (26)

Publié le 13 mai 2010 par Feuilly

Elle se réveilla subitement. Elle était toujours étendue sur les deux sièges avant et les enfants venaient de quitter la voiture. Le bruit qu’elle avait cru percevoir dans son rêve n’était en fait que celui des portières qui se refermaient brusquement. Quant à sa douleur aux reins, elle était tout simplement occasionnée par les boucles de la ceinture de sécurité qui lui labouraient le dos. Ouf, quel cauchemar ! Elle en était toute retournée. Heureusement ce n’était qu’un rêve ! Elle était bien vivante et ses enfants aussi. Il lui semblait pourtant avoir oublié un élément important. Elle ferma les yeux et l’épisode du petit chemin ainsi que sa promenade avec l’étudiant lui revinrent en mémoire. Elle sourit intérieurement et elle sut qu’elle avait retrouvé son équilibre personnel. Le passé était derrière elle et elle était encore capable d’aimer. Elle pouvait donc vivre et aller de l’avant.

Elle sortit à son tour pour se dégourdir les jambes. Le soleil était déjà haut et il commençait à faire chaud. Elle jeta un coup d’œil à sa montre : il était presque dix heures du matin. Ca alors ! Tous se regardèrent et éclatèrent de rire. Ils avaient faim ! Terriblement faim ! C’est que la veille, avec tous ces événements, ils avaient complètement oublié de dîner. Il n’y avait plus une minute à perdre. On remonta en voiture et après quelques manœuvres on se retrouva sur la départementale en direction de La Courtine. La circulation était normale. Il y avait peu de véhicules, mais il y en avait, ce qui finalement était rassurant. Il faisait beau, le soleil brillait et plus rien ne rappelait leur solitude sur la route, la nuit dernière, après avoir heurté le sanglier. En traversant un petit village, ils aperçurent une boulangerie et des voix contestataires s’élevèrent de l’arrière de la voiture pour réclamer un arrêt d’urgence, ce à quoi la mère se plia de bonne grâce. En pénétrant dans la boutique ils furent envahis par la bonne odeur du pain chaud qui venait de cuire. C’était un délice et, tels des chiens de Pavlov, ils savouraient à l’avance la baguette croustillante qu’ils allaient enfin pouvoir manger. Le magasin était ancien, avec un vieux plancher dont les lattes craquaient sous les pas. Le comptoir, imposant bahut en bois noir, usé par un siècle de commerce au moins, devait avoir été fabriqué avant la guerre de 14-18, si ce n’est avant. Derrière, contre le mur, se dressait une étagère vétuste, dont les planches, patinées par l’usage, pliaient dangereusement sous le poids de grands bocaux de bonbons, de kilos de café ou de paquets de pâtes. Visiblement, cette boulangerie faisait aussi dans l’épicerie et ils se rappelèrent qu’ils étaient ici dans un village des hautes terres, isolé de tout et même souvent coupé du monde en hiver. Le temps, dans cette région, semblait s’être arrêté et leur offrait, comme sur une carte postale, mais en vrai, le spectacle de la France des années 1920 ou 1930. Les enfants ne retrouvaient rien de ce à quoi ils étaient habitués dans une boulangerie. Ainsi, il n’y avait pas de présentoir vitré pour les pâtisseries ou les tartes. Il n’y avait d’ailleurs pas de pâtisseries du tout. Les baguettes et les pains étaient dressés verticalement dans de grands paniers en osier, sans doute encore fabriqués à la main par le propriétaire avec des écorces de noisetiers. Sur le comptoir, deux boîtes en bois brut contenaient des croissants et des pains au chocolat. C’était tout. C’était tout mais c’était plus que suffisant car la bonne odeur du pain chaud qui emplissait la boutique remplaçait largement tout le mobilier moderne ou les tartes sous plastique des grandes surfaces, qu’on ne risquait pas de trouver en ce lieu.

Comme personne ne venait, on ouvrit et referma la porte, afin d’actionner de nouveau l’espèce de carillon fait de tiges métalliques qui servait de sonnette. Après un bon moment, une petite vieille arriva enfin. Courbée, toute de noir vêtue, elle aurait semblé plus à sa place dans le Chœur d’une pièce antique d’Eschyle ou d’Euripide. Mais elle était encore alerte, la mémé et souriante avec cela. Il émanait d’elle une joie de vivre et une force vitale qui contrastaient avec la première impression qu’elle donnait. Ils achetèrent quatre baguettes et bien entendu des croissants et des petits pains au chocolat. Elle les regardait d’un air amusé, n’étant plus habituée sans doute à voir une telle jeunesse piller tout ce que contenait son magasin. Pour les remercier, elle alla puiser une poignée de bonbons dans un des grands bocaux de l’étagère et les leur offrit avec un sourire. La conversation s’engagea et on apprit ainsi que le village se dépeuplait et que de quatre cents âmes on était passé à soixante-douze en moins de trente ans. Il y avait bien la grand route, mais cette départementale ne servait qu’à amener du trafic et des camions… Ils traversaient les rues étroites du bourg en faisant trembler les vielles maisons et en obligeant les passants à s’adosser aux murs, tant les trottoirs étaient étroits. Celui qui ne le faisait pas risquait de mourir écrasé. Et pour ce qui était du commerce, tout ce passage de voitures ne servait à rien, car personne ne s’arrêtait jamais, pas même les touristes qui, l’été, montaient à Vassivière. Il aurait fallu un détournement, une rocade en quelque sorte, mais on n’était pas à Paris ici et qui allait faire des frais pour une bonne cinquantaine de paysans dont l’âge moyen devait tourner autour des cinquante-cinq ans ? Même les politiciens, on ne les voyait jamais dans le pays, c’était tout dire. Par contre, pour passer devant les caméras de FR3 à Limoges ou à Brive, ça ils étaient forts.

La conversation n’en finissait plus. La brave dame, manifestement, profitait de l’aubaine d’avoir des clients inhabituels pour leur raconter la vie de la région et sa vie à elle. C’était ma foi fort intéressant, mais tout le monde avait une faim de loup ! Elle en était arrivée à expliquer qu’elle élevait elle-même des lapins. Malgré son âge, elle allait leur couper de la luzerne fraîche et les nourrissait avec amour avant de les faire rôtir à feu doux dans une marmite en fonte, le tout agrémenté bien entendu d’un filet de vin blanc. Ils durent s’inventer une famille d’une vingtaine de cousins et cousines, lesquels les attendaient avec impatience dans un camping, pour dire enfin au revoir et s’esquiver en douce. La petite vieille vint jusque sur le pas de sa porte pour leur faire signe et leur souhaiter bonne route.

On n’était pas à la sortie du village qu’un sac était déjà ouvert et que les premiers croissants commençaient à circuler. Mais comme on voulait bien faire les choses, on roula encore quelques kilomètres et on fit une halte dans un chemin de traverse, à l’écart de la grand-route. On mangea d’abord les croissants et les petits pains au chocolat, mais comme manifestement cela ne suffisait pas, on entama les baguettes. Avec le fromage de chèvre acheté la veille à la va-vite dans la grande surface, ce fut un régal. Le pain croustillait sous les dents et rien qu’à en regarder la croûte bien dorée, cela vous incitait à ne pas en laisser une miette. Tant pis si le fromage venait d’une laiterie industrielle et pas d’une ferme de la région, cela ne gâcha pas leur plaisir et ne leur coupa manifestement pas l’appétit. Devant eux, s’étendait un paysage superbe. Le plateau était occupé par des prairies immenses. Celles-ci redevenaient en partie sauvages avec des genévriers et des genets d’Espagne qui poussaient un peu partout. On sentait que l’homme avait autrefois occupé ces terres mais qu’aujourd’hui la nature reprenait ses droits. A l’horizon, la forêt marquait sa présence par une longue ligne de pins, noire et énigmatique. Tout près d’eux, des vaches brunes, de la race limousine, paissaient tranquillement et les enfants n’en finissaient pas d’admirer leurs longues cornes pointues.

On se remit en route et il était bien quatorze heures quand on arriva enfin à la maison. Il s’était passé tellement de choses, au cours de ces dernières vingt-quatre heures, qu’ils en avaient oublié qu’ils devaient rentrer par la fenêtre puisque la serrure n’était pas encore installée. Et pour cause, elle trônait, avec sa clef, bien en vue au milieu du coffre de la Peugeot. L’enfant avait déjà ouvert les volets et la fenêtre et il s’était déjà glissé à l’intérieur, quand Pauline, qui attendait gentiment que la porte s’ouvrît, poussa un cri. Quelqu’un était entré ! En effet, l’enfant, qui arrivait par l’intérieur, constata qu’on avait exercé une pression sur la porte au point de faire glisser le bahut qu’ils avaient pourtant poussé là pour la caler solidement. Deux questions se posaient dans l’immédiat : qui avait bien pu entrer et que fallait-il faire maintenant ?

A la première question, ils ne surent que répondre. Cela pouvait être n’importe qui. Un enfant du village, un vagabond, des touristes qui passaient par là, un voisin curieux qui aurait vu la lumière du feu de bois, un soir, le facteur, un employé de la mairie, chargé de vérifier si la maison était bien vide… Les hypothèses ne manquaient pas. La mère, de son côté, pensait à son agresseur de la nuit. Il avait dit habiter la Courtine et il aurait très pu faire le rapprochement entre les nouveaux habitants qu’ils étaient et cette grande maison inoccupée depuis longtemps. Si cela se trouvait, il les attendait là avec son fusil, dissimulé dans une des pièces. Il tuerait d’abord les enfants, puis la violerait avant de l’achever comme une bête. Avec des malades de cette espèce, il fallait s’attendre à tout. Elle en était bouleversée intérieurement mais elle ne dit rien, afin de ne pas effrayer tout le monde. Car s’il attendait là à l’intérieur, il est clair qu’il aurait refermé la porte convenablement afin de ne pas attirer l’attention. Selon toute vraisemblance, il n’était donc plus là et elle devait se montrer raisonnable. Par contre il pouvait revenir un autre jour… Il était clair que la serrure et sa nouvelle clef allaient se montrer fort utiles.

Quant à l’autre question, savoir ce qu’il convenait de faire dans l’immédiat, la réponse fut vite trouvée : il fallait inspecter l’intérieur pièce par pièce afin de s’assurer que personne ne se cachait quelque part. Pour cela, il valait mieux qu’ils restent groupés, c’était l’évidence même. Qu’aurait pu faire Pauline toute seule devant un adulte déterminé ?