Si à grand peuple il n’arrive que de grandes catastrophes, nous sommes une nation exceptionnelle depuis que, du plus haut des cimes, nous avons été précipités dans les abîmes de la honte et du ridicule. « L’histoire moderne apporte peu d’évènements aussi stupéfiants que la défaite et l’écroulement de la République française en juin 1940. Jamais une grande puissance militaire n’a été écrasée aussi vite et aussi inexorablement. […] En moins de six semaines, une des puissances qui dirigeaient le monde fut littéralement balayée de la scène internationale (1). » C’est un Américain qui vécut l’événement qui le décrit ainsi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On le lit avec un sentiment partagé, attristés au rappel de cette débâcle mais fiers de notre grandeur à la mesure du cataclysme qui la mit bas. « L’écroulement de la IIIe République pendant les journées embaumées de mai et juin 1940 fut un spectacle bien propre à frapper d’une mystérieuse terreur, écrit William Shirer, autre spectateur de notre défaite. En l’espace de six semaines, cette vieille démocratie parlementaire, le deuxième empire mondial, une des principales puissances d’Europe et peut-être la plus civilisée, dotée, croyait-on, de l’une des meilleures armées du monde, sombra dans une défaite militaire totale, laissant ses citoyens, héritiers d’une longue et glorieuse histoire, assommés, puis complètement démoralisés (2). » Nation civilisée et glorieuse histoire, acceptons l’hommage ; vieille république, nous en sommes fiers ; empire mondial, on assume : en somme la France, c’était presque l’Amérique. Mais alors pourquoi ce doute sur le fait qu’elle aurait disposé d’une des meilleures armées du monde ? Parce qu’elle a subi une déroute militaire totale ?
Et pourtant que n’avions-nous pas vécu ? Les invasions, les pestes, les rois, les révolutions, et des guerres, toujours des guerres. Nos ennemis d’hier et nos amis de demain, nous voyant toujours debout malgré nos défaites, avaient fini par nous croire immortels et nous avaient donné un nom : La Grande Nation. Et puis un jour le sol s’est dérobé sous nos pieds et nous avons sombré en quelques semaines. Nous n’étions pourtant pas moins armés que l’ennemi, et surtout nous nous étions préparés à cette guerre dès le lendemain du traité de Versailles. Vingt ans de débat passionné n’y avaient pas suffit : la Blitzkrieg y mit un terme en vingt jours. Parce que cela semble incompréhensible à qui refuse de voir que l’histoire est faite d’aléas, il faut absolument trouver une cause à ce que l’esprit cartésien ne pourrait sans cela intégrer dans son système d’un monde et d’une histoire gérés. Et comme la logique d’une débâcle ne peut se trouver que dans un déclin, on écrit n’importe quoi.
Si encore il ne s’agissait pour ces auteurs, qui depuis soixante-dix ans répandent leur fiel sur notre sortie de l’histoire, que de passions mal éteintes et de « la propension de pans entiers de l’opinion française à l’autoflagellation irrationnelle (3) »… Mais le discours sur la déqualification de la France va au-delà du constat d’un échec qui nous aurait rétrogradés au soir de l’armistice de 1940 ; après tout, on nous apprend à l’école qu’une nation millénaire doit pouvoir assumer Azincourt, Québec, Waterloo et déjà un premier Sedan, en même temps que Bouvines, Rocroi, Valmy ou la Marne. Il s’agit, depuis l’acte d’accusation du procès de Riom et la rengaine pétainiste sur les mensonges qui nous ont fait tant de mal, de voir derrière cette débâcle la très providentielle punition d’une France dévoyée par les mensonges des Lumières, de 1789 et de 1936, d’une France impénitente qui a renoué à la Libération avec ses vieux démons de l’humanisme et du libre arbitre.
« La première réaction, enracinée dans les profondeurs de la tradition chrétienne, fut d’imputer à une faute ce qui était une catastrophe, écrivait Raymond Aron à la Libération. Personne ne résistait à la tentation de multiplier les explications en profondeur, celles qui rattachent le sort des armes à la structure intérieure du pays, à son passé, à ses institutions. On dressait l’image d’une France pourrie, corrompue, qui glisse insensiblement à l’abîme (4). » Ces diatribes étaient anciennes, Vichy les a retransmises à tous ceux qui cachent mal en 2010 leur haine de la Grande Nation. Économistes et libéraux qui ont fait du déclin français leur fonds de commerce (tant il est bien connu que la France a décroché depuis qu’elle a loupé le coche du capitalisme en révoquant l’édit de Nantes) ; intellectuels de cour ralliés au néoconservatisme Made in USA pour mieux répandre leur haine de la Gueuse, et justifiant la politique de démolition d’un prince à l’encontre d’une nation qu’il n’aime pas et qui le lui rend bien : tout est bon chez ces « prophètes rétrospectifs du malheur qui, obsédés par le spectacle de la catastrophe, en retrouvent partout, dans le passé, les signes avant-coureurs (5) », pour dénoncer une France dont on se demande comment elle peut encore subsister tant elle est tombée depuis des siècles d’un glissade ininterrompue. « Ce mouvement mortifère et sans fin participe de la machinerie de l’insignifiance (6). »
On peut évidemment gloser à l’infini sur les causes profondes d’une débâcle militaire : perte des valeurs, dénatalité, faillite du régime, trahison des élites, crise économique, loi des quarante heures. On dit que c’était prévisible, que la nation courait à sa perte, que la défaite était inscrite dans les renoncements et les abandons successifs. Avec le recul, tout est toujours prévisible. Mais au départ il y eut la plus totale, la plus spectaculaire, la plus incroyable des victoires, arrachée sur le fil par des généraux allemands qui surent – et ce fut moins simple pour eux qu’on ne l’imagine – prendre tous les risques. Il est vrai que « la déroute de la plus ancienne nation militaire de l’Europe, ça ne peut pas se cacher aux voisins, comme le péché d’une jolie fille (7)», ironisait Georges Bernanos. La France a perdu la bataille du printemps 1940, nul ne le contestera. Parce qu’elle devait la perdre, qu’il ne pouvait en être autrement et que le contraire eut été impossible ? Mais alors si la Grande Nation a subi ce revers aux échos bibliques, pourquoi lui a-t-elle survécu, contrairement à tant d’empires qui ont disparu de la mémoire ? De Gaulle et l’honneur de la France libre ! C’est l’évidence, mais pas pour tout le monde. Pétain et la prostitution de la collaboration ! suggérera cette droite décomplexée qui voit toujours la France comme cette ministre, qui la sommait un récent 10 juillet – jour décidément bien sombre de la vie parlementaire – de cesser de remplir les bibliothèques de la pensée universelle. Travail, Famille, Patrie.
Il y a une autre manière de voir les choses, qui nous intéresse parce qu’elle nous parle d’aujourd’hui. Si l’on écoute les auteurs étrangers et les historiens militaires, non seulement deux conceptions de la guerre, mais aussi deux pensées irréductiblement opposées se font face en 1940. D’un côté une démocratie industrieuse dont la politique est commandée par l’abandon de toute prétention hégémonique, ce qui la pousse à ne plus demander que la stabilité d’un ordre mondial qu’elle veut déjà voir global. Et de l’autre une idéologie qui, pour faire court, veut tout foutre par terre. Or, nous disent les historiens américains, la France possède en 1940 la structure et la doctrine militaires que les États-Unis adopteront en 1942. Et en face c’est, toujours pour faire court, le bordel, puisque c’est ainsi que les mêmes qualifient la Blitzkrieg. Jamais la France n’aurait dû s’effondrer dans la bataille, parce que jamais le Reich n’aurait dû la gagner. Ce discours, l’école néopétainiste le rejette et accuse ces révisionnistes étrangers d’un historically correct parce qu’ils prennent le contre-pied de la flagellation en partant du « syllogisme suivant : l’image d’une France décadente et refermée sur elle-même, en décomposition politique, sociale, diplomatique, militaire, a constitué l’incantation permanente et fondatrice du régime de Vichy. C’est vrai mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’elle ait été forgée de toutes pièces (8). » Eh bien si, elle l’a été, et prétendre le contraire revient, par ignorance ou mauvaise foi, à tricher avec les chiffres, tronquer les documents, oublier les sacrifices et négliger les combats, et surtout accumuler les contresens sur la nature d’une stratégie, d’une diplomatie et d’une politique industrielle.
Il y a toutefois un problème de taille. Bien qu’événementielle, la défaite française fut si spectaculaire, si brutale, si irrépressible qu’il faut s’interroger de savoir s’il n’y avait pas des fragilités ontologiques qui lui ont donné ce caractère cataclysmique, et aller jusqu’au bout du raisonnement américain : si notre régime politique, notre doctrine militaire et notre organisation sociale ne présentaient aucune tare génétique qui nous permette de les condamner a priori, ils n’en sont pas moins tombés ce mois de mai contre cet adversaire et à cet endroit précis du débouché des Ardennes. Ce que Charles de Gaulle nommait dès les années vingt la contingence ne veut rien dire de plus : à un autre endroit, plus tôt ou plus tard et contre quelqu’un d’autre, les conséquences auraient été différentes ou d’ailleurs les mêmes, mais rien n’était écrit par avance. Soyons darwiniens : l’histoire est amorale, insensible aux vertus d’une nation ou d’une civilisation comme la nature l’est à celles d’un individu ou d’une espèce. Nous avons été précédés de civilisations à la sagesse insoupçonnée que des barbares ont réduites en cendres comme les légions de Rome brûlèrent la grande bibliothèque d’Alexandrie ; et rien ne dit que le grand singe dont nous descendons ne constituait pas le spécimen le plus taré de sa tribu, il aura simplement couru plus vite que les autres le jour où les nazis de son temps sont arrivés et aura échappé au génocide. Une nation est comme un individu, elle s’adapte à un événement ou elle échoue, mais cela n’a rien à voir ni à faire avec sa grandeur ou son degré d’évolution. D’ailleurs, ça veut dire quoi, évolution ? C’est ainsi que Tocqueville ne vit en 1830 que de la contingence dans le succès évident de la jeune Amérique : à ce stade de l’histoire et compte tenu des ébranlements intervenus au siècle précédent, c’était cette république et aucune autre qui était amenée à se hisser au premier rang. Et qu’importent les reproches, réels, que lui fait le vicomte normand, et les tares, inguérissables, qu’il y devine et qui l’horrifient ; jusqu’à ce qu’un phénomène contingent la fasse trébucher, comme ce fut le cas de la France en 1940, et comme c’est le cas pour elle, en mode mineur, depuis 2001. Il faudrait qu’un jour, nous comprenions le génie de Darwin, au lieu de nous obstiner dans l’illusion d’une raison hégèlienne de l’histoire.
La défaite française n’est le signe de rien d’autre que de cette inadaptation contingente à une menace qui ne l’était pas moins, sans jugement de valeur sur les caractéristiques intrinsèques de notre civilisation plus que millénaire. Mais déclinistes français ou progressistes américains, les auteurs s’enferment dans le dogme d’un Intelligent Design historique : fatalisme pour les uns d’un événement inéluctable, mais alors il faut aller jusqu’au bout et se faire les propagandistes zélés de la supériorité d’une révolution nazie qui remplaça un temps notre vieille république désabusée ; étonnement pour les autres de voir trébucher, face à l’obscurantisme le plus débilitant, le pays qui a offert au monde Montesquieu, Condorcet et Laplace et leur idéal de progrès universel. Lorsqu’un des plus éminents spécialistes américains de la question, à laquelle il a consacré tous les travaux d’une vie, écrit que « les dirigeants français n’ont pas échoué victimes de leur stupidité, de leur décadence, de leur déloyauté ou de leur défaitisme [mais] parce qu’ils ont fait excessivement confiance à la logique et à la raison et se sont prononcés finalement pour une solution qui ne fonctionnerait pas face aux Allemands en 1940 (9) », il faut se demander quelle faiblesse cette raison et cette logique recelaient pour accentuer à ce point les effets d’un échec militaire qui n’était ni le premier ni le dernier qu’ait connu la France ? Et si cette logique et cette raison qui sont devenues la norme universelle par le fait de la victoire américaine de 1945, et qui sont les seules valeurs dont les grandes nations industrielles et démocratiques peuvent se vanter, ne risquent-elles pas d’être de nouveau en échec face à un phénomène de même nature que la Blitzkrieg qui échappera à leur entendement ?
Car Hitler ou Al-Qaïda, nous sommes confrontés non pas au même péril, n’en déplaise aux prophètes de malheur, mais à la même pensée terroriste contre laquelle notre modèle sociétal reste impuissant. Nous avons beau truffer nos villes de caméras autant que nous mîmes de casemates sur notre frontière de l’est, sécuriser nos aéroports avec des scanners comme autant de bataillons de chars, déployer nos navires au large d’Aden et nos convois au-dessus de Kaboul, rien n’y fait. Il se trouve toujours une poterne mal fermée dans l’épaisse muraille d’une citadelle qu’on veut croire imprenable, une écluse sur la Meuse qu’on n’a pas pu détruire, ou la fatigue passagère d’un pilote pourtant des plus brillants de sa promotion, pour que se glisse l’adversaire qui, une fois dans la place, subvertit nos réseaux aussi rapidement que les panzers se répandirent en 1940 sur les routes de la douce France. Nous avons beau renforcer et inventer de nouveaux murs de béton et d’électronique, ce sera toujours la même histoire. Notre chance est de ne pas avoir les dix divisions panzers d’un generaloberst Ben Laden trépignant de l’autre côté du Rhin. Mais si un jour un péril de même ampleur nous menace, que ferons-nous si nous n’avons pas d’ici là abandonné ce modèle stratégique inventé en France et qui échoua à Sedan, que l’Amérique nous a copié et que ses généraux considèrent être le seul possible ? La même chose, exactement la même chose. Et quelles en seront les conséquences ? Les mêmes, rigoureusement les mêmes.
Raconter la débâcle française de 1940, c’est comprendre la raison de nos échecs de 2010. Autopsie d’une ancienne défaite ? Non, de la défaite encore à venir. La nôtre.
(1) William L. Langer, Our Vichy Gamble [1947], Le Jeu américain à Vichy, traduction Plon, 1948.
(2) William L. Shirer, The Collapse of the Third Republic [1969], La Chute de la Troisième République, traduction Stock, 1970.
(3) Laurent Henninger, « Rien n’était inéluctable », postface à la réédition de Maurice Vaïsse (dir), Mai-Juin 1940. Défaite française, victoire allemande, sous l’œil des historiens étrangers, Autrement, 2000, réédition 2010. Voir également du même Laurent Henninger sa préface à 1940. Et si la France avait continué la guerre..., première uchronie française, Jacques Sapir et autres (dir), Tallandier, 2010.
(4) Raymond Aron, Chroniques de guerre, parues sous le titre La France Libre, 1940-1945, Gallimard, 1945-1946, réédition 1990, article de septembre 1944.
(5) Ibid.
(6) Jean-Pierre Le Goff, La Démocratie post-totalitaire, La Découverte, 2002.
(7) Georges Bernanos, « La France devant le monde de demain » [1947], in La Liberté pour quoi faire ?, Gallimard, 1953, réédition Pléiade, 1995.
(8) Claude Quétel, L’Impardonnable Défaite. 1918-1940, Jean-Claude Lattès, 2010.
(9) Robert Allan Doughty, « L’échec de la logique et de la raison », in Vaïsse (dir), Mai-Juin 1940, op. cit.
Jean-Philippe Immarigeon © introduction La diagonale de la défaite, François Bourin Editeur, avril 2010
La reproduction de ce texte, par impression et reprographie, et sa mise en ligne sur quelque support que ce soit, intégrales ou partielles, sont interdites (art. L.122-4 et 5 du Code de la propriété intellectuelle) sauf autorisation.
Commentaires Lien Texte