Mais au delà du domaine exclusif du pur jeu vidéo, la multiplication des écrans doit nous faire réfléchir plus généralement sur l’avenir de ce que l’on appelle désormais en bon français le storytelling digital.
Accompagnant cette révolution, les game designers pourraient ainsi étendre leur influence bien au-delà de leur sphère traditionnelle. J’ai été moi-même sidéré de lire récemment sous la plume de Benoît Raphaël, co-fondateur du Post.fr (site d’information participatif) la phrase suivante à propos des nouveaux usages de l’Ipad : « Il faudra penser ces interfaces tactiles connectées comme des produits en soi, qui tirent parti de ce nouvel environnement. Et pas simplement faire un portage du papier à l'IPad, ce serait reproduire l'erreur des journaux dans les premiers temps du web. Il faudra notamment recruter des game designers, ces professionnels de l'expérience utilisateur dans le jeu vidéo ».
J’imagine aisément combien ce genre de phrase doit faire bondir dans les rédactions traditionnelles. – Quoi, tu veux embaucher des créateurs de jeux pour mettre en forme notre prochain dossier ? T’es malade !Et pourtant, l’excellent Prison Valley, web doc diffusé récemment sur le site d’Arte, pourrait lui donner raison. Personnellement, j’ai été happé pendant plusieurs heures par ce reportage d’un nouveau genre. Traitant pourtant d’un sujet aride (l’industrie carcérale américaine),
Je connais quelques personnes autour de moi qui n’ont pas apprécié ce mélange des genres. Mais la plupart ont été captivés par cette écriture à mi-chemin entre documentaire classique et « enquête ludique », entre linéarité du récit et points de vue multiples. On notera au passage la façon dont le récit se joue librement, tout en étant cohérent, la façon dont il motive le dialogue entre internautes, ou mieux encore, avec quelle magie il nous permet d’entrer directement en contact avec ses protagonistes.
En nous plaçant en position active, ce genre de documentaire nous pousse naturellement à la participation. A partir de cela, on peut imaginer aisément quel usage politique pourrait-être fait de ce nouveau genre de récits, sans parler des possibilités de créations de rumeurs que j’évoquais sur ce blog pendant la dernière campagne présidentielle, bien avant cet engouement récent pour les ARG.Depuis de nombreuses années, les créateurs de jeux vidéo se sont coltinés ces questions inévitables qu’on rencontre dès qu’on aborde le storytelling digital : comment motiver l’utilisateur à avancer dans l’histoire tout en lui laissant un maximum de liberté ? Comment faire en sorte que ce dernier s’approprie rapidement, et de manière intuitive, le système qu’on lui propose, sans passer par une longue et fastueuse phase d’apprentissage (au passage on notera qu’Ubisoft vient de supprimer définitivement les manuels de ses jeux, devenus par la force des choses inutiles) ? Comment aider le joueur sans être trop directif ? Comment faire passer l’émotion sans passer obligatoirement par de longues séquences filmées ? Comment maitriser les rebondissements sans imposer un parcours trop scripté ? Etc...
Sur tous ces principes narratifs mais, au-delà, sur ces principes d’accompagnement et d’engagement, les créateurs de jeux ont acquis ces 20 dernières années une certaine expérience, à défaut de pouvoir bâtir des règles tant les outils, la grammaire, les usages sont encore mouvants.
A ceux qui restent sceptiques par rapport à ces nouveaux formats de documentaire interactif que Prison Valley préfigure, je citerai cette phrase célèbre qui est énoncée à la fin du film de John Ford L’Homme qui tua Liberty Valance et qui sonne aujourd’hui comme une genèse du storytelling journalistique : « Si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende. »
Il n’y a que le mot imprimer qui a perdu de sa modernité. Et encore, on n’a pas fini d’être surpris.
Illustrations : Prison Valley, Upian 2010.