Louise du Bon Secours

Publié le 12 mai 2010 par Jlhuss

On se plaît parfois à croire les vies tracées jusque dans le détail. Les Parques, non contentes d’en couper les fils, se joueraient d’en fixer aussi les bagages, les relais d’auberges, les intempéries, les rencontres qui font Œdipe ou Thésée, Agrippine ou Thérèse. D’autres au contraire soutiennent que nous roulons comme des billes de flipper sous l’œil d’un joueur indifférent ; d’autres qu’il n’y a pas d’œil du tout. Moi, quand je pense à Louise, je ne saurais dire, du destin ou du hasard, ce qui m’effraie le plus.

Louise avait chéri ses parents comme des dieux puissants et doux, choyé ses frères comme des pages promis aux cours des princes, adulé ses maîtres comme des devins. Jamais elle n’avait pu imaginer le malheur autrement que fastueux dans les contes, la laideur ailleurs que bénigne en des pays inabordables. Louise atteignit ses douze ans sans croire indispensable l’existence de Dieu puisque le paradis était sur terre.  Elle fit sa communion solennelle pour plaire aux parents, mais jamais le curé ne put venir à bout de sa moue évasive lorsqu’il évoquait la faute originelle et l’Enfer. « Je te souhaite, Louise, de ne jamais croiser le Diable sur ton chemin. »

A seize ans Louise ne comptait plus les succès scolaires ni les soupirants. A vingt-deux ans, diplômée de Sciences Po et de Langues Orientales, elle s’ébrouait dans l’amour avec une ingénuité, une innocence qui interdisait à la honte de s’asseoir avec elle à notre table. Ses amoureux, suspendus à ses rires clairs, semblaient nés pour lui faire escorte ; et, bien qu’au fil des longs repas on les sentît impatients de ses dons, ils répondaient posément aux questions de nos parents sur leur famille, leurs études, leurs ambitions, soucieux de paraître à leur avantage comme si Louise dût les épouser tous.

Un jour, elle nous présenta le nouveau  avec un air de solennité qui étonna : ni beau, ni bien né, ni autrement diplômé que d’une vague école de commerce. Précisément, il ne « soupirait » pas. Il émanait de la voix de cet Albin, de son regard, de toute sa personne quelque chose de sourd et de sombre qui troublait. Le mariage fut célébré comme en songe à Saint-Philippe du Roule, fêté sans flamme à l’Hôtel Meurice. Un mois plus tard, le couple s’envolait pour  Shanghai, où Louise prenait son premier poste au consulat de France.

Quelque temps après l’installation, nos parents firent le voyage et revinrent soucieux. Les mois passèrent, espaçant les messages ; de la brume voilait le ton, de l’amertume perçait dans les phrases. Moins de deux ans plus tard, on apprit par le quai d’Orsay que Louise avait démissionné de son poste en Chine, reconvertie, semblait-il, dans le commerce d’art en Indonésie. Nous perdîmes sa trace. La tristesse habitait la maison, comme si Louise fût morte. Un soir, au journal télévisé, je crus reconnaître Albin menotté dans un reportage sur un trafic d’enfants à Malacca. Impression trop furtive et trop terrible pour que j’en dise rien aux parents. C’est au printemps suivant que Louise annonça son retour. Elle tomba dans nos bras à l’aéroport ; me serra plus que les autres, à m’étouffer.

Elle avait alors vingt-sept ans, en paraissait quarante, mèche blanche, fines rides aux yeux, au front, les joues creusées, le regard effaré des spéléologues retrouvant l’éclat du jour après un long séjour sous la terre. Dans sa chambre, sur la commode, elle fit comme un petit autel où deux bougeoirs encadraient, devant son crucifix de communiante, la photo d’un joli bébé rieur de quatre ou cinq mois. On comprit qu’elle n’en dirait rien. Rien non plus de son mari, si ce n’est qu’après « des difficultés » il était engagé dans « un long processus de renaissance ».

Un jour, j’apportais à Louise dans sa chambre une lettre à son nom, timbrée de Malaisie. Elle l’ouvrit, la lut, devint pâle, la glissa dans son corsage, m’embrassa sur le front sans un mot. Le surlendemain, elle s’envolait pour Kuala Lumpur.

Elle revint deux mois plus tard. C’est précisément le soir de son retour qu’elle rassembla toutes les reliques de l’enfance, tous les vestiges de la jeunesse : images, dessins, photographies, cahiers de poèmes recopiés, colifichets de fêtes encore tièdes, liasses de lettres enrubannées, toutes bruissantes de baisers infinis sur des bancs, d’enlacements éternels dans des chambres. (M’a-t-elle entièrement  pardonné de les avoir lues ?) Le feu fit une flamme orange au fond du jardin, puis un fin filet de fumée montant droit comme une âme entre les arbres et se mêlant aux brumes bleutées du crépuscule.

Depuis ce jour -douze ans déjà- jamais plus on n’a vu Louise ni franchement rire ni vraiment pleurer. Au parloir, à la promenade, elle marche parmi nous avec une gravité paisible. Quand sur moi s’attarde son regard, si dense de présence aimante, si diaphane d’horizon prodigieux, je sens que cette sœur chérie plus jamais ne sera tout à fait des nôtres, pleinement de notre sang, de notre chant : elle marche désormais dans la distance de ceux qui ont trouvé le secret du monde, qui ont la clé.

Arion

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La z’ique du jour :