Je l’ai évoqué récemment à propos de l’amertume de Jacques Julliard, la « deuxième » gauche est la traduction française de ce qui, partout dans le reste de l’Europe, s’appelle « social-démocratie ». Le stalinisme est passé par là et le vocabulaire est devenu tabou. Les « social-traîtres » (expression stalinienne de qui accuse le chien de la rage pour mieux le noyer) sont honteux de ce qu’ils sont : ils sont les non-sectaires, ils sont de ceux qui veulent les libertés, qui prônent l’épanouissement humain. La « gôch » actuelle, malgré les scores infinitésimaux du Parti communiste, des trotskystes et même du récent Parti de gauche, reste encore inféodée à la religion marxiste-léniniste selon laquelle il n’existe qu’une seule Vérité dont Marx fut le prophète (béni soit son nom !), Lénine son infatigable et sectaire saint Paul (gloire lui soit rendue !) et le révérend Staline son premier pape (en cours de canonisation !).
Or la « deuxième » gauche est la poursuite de l’idéal libéral (oui, libéral !), l’idéal d’émancipation anti-obscurantiste des Lumières, commencé par la Révolution française, poursuivi en 1848 avec le suffrage universel, puis par la IIIème République avec les hussards noirs de l’éducation, enfin avec les idéaux de la Résistance traduits dans le Préambule de la Constitution de 1946. Cette gauche seconde, celle d’Albert Camus entre autres, qui ne s’est guère imposée en France en raison de la pression stalinienne de son extrême (au contraire du reste de l’Europe), est aujourd’hui mollassonne. Les idées hésitent entre le victimaire à la Royal-Aubry, l’adaptation économique à la Delanoë-Strauss Kahn, le libertaire à la Cohn-Bendit et la fameuse synthèse chère à François Hollande. Ce ne sont que des idées qui flottent, pas une idéologie organisée en corpus, présentant un programme cohérent susceptible de séduire…
Mieux que les blablas d’eau tiède des candidats à la candidature (dont j’ai rendu compte ici et là), un article théorique de la revue Le Débat (n°159, avril 2010) aide à mieux y voir. Sous la plume d’un social-démocrate Allemand de la fondation Friedrich-Ebert, non contaminé par le marxisme-léninisme. Ernst Hillebrand « esquisse un projet social-démocrate pour le XXIème siècle ». Il l’articule en cinq domaines :
1. Répartition des richesses
2. Objectifs de l’intervention d’Etat
3. Fondements de la solidarité
4. Vision social-démocrate de l’homme et de la société
5. Participation démocratique
L’urgent est le point 1 pour éviter l’émergence de la pauvreté par une répartition plus juste de la valeur ajoutée produite. Malgré mondialisation, immigration, intégration européenne et chômage de masse dû aux bas coûts asiatiques, des marges de manœuvre politique existent : participation des salariés, renforcement des droits syndicaux, réglementation du travail, pression des salaires publics, fiscalité sur les bénéfices distribués et les bonus. L’objectif est de recoupler évolution des salaires et évolution de la productivité.
L’Etat, irresponsable et détaché, a eu peu de succès dans la gestion des entreprises publiques. Il n’est pas question de revenir là dessus, mais d’encourager le mixte (la participation d’Etat et des collectivités) et le cahier des charges ou le contrôle. Encourager l’associatif et le coopératif est une voie trop peu suivie. Dans les services notamment (non délocalisables), le public peut avoir un effet d’entraînement en créant des emplois assujettis aux cotisations sociales, avec des salaires décents et sans précarité. C’est loin d’être le cas aujourd’hui en France ! La Poste, la RATP, l’Education nationale, pour ne citer que quelques exemples, ont largement recours au temporaire, au précaire, aux prestations sans cotisations sociales. Par exemple un chômeur ne peut donner des heures de cours à l’université parce que ces Messieurs de bureau doré ne veulent pas se donner la peine, comme les écoles de commerce, de verser des cotisations sociales ! Trop fatiguant pour des fonctionnaires, sans doute…
La redistribution est au cœur du projet mais la « solidarité » ne se décrète pas. Cosmopolites et communautaristes s’opposent sur ce qui fonde l’identité nationale, tandis que l’immigration dilue chaque jour un peu plus la culture commune. Ceux qui ont peur du déclassement social trouvent des boucs émissaires faciles dans lépludémunis (ce bêlement de gôch). Le regroupement familail - improductif - est réputé accaparer les prestations sociales au détriment de ceux qui cotisent. La solidarité sans conditions ne passe plus parce que chacun fait des efforts et aimerait que les autres en fassent aussi. La reconnaissance des efforts de chacun devra être mieux prise en compte par la social-démocratie renouvelée. Le contraire de la Royale victimisation et du car l’Aubry (’care’ : ce vague mot anglais intraduisible, en tout cas pas citoyen !). Cela passe par une fiscalité plus juste qui fasse payer plus ceux qui ont les moyens et ne consiste pas – comme aujourd’hui – à faire financer les pauvres par les moyen-pauvres.
Une société « bonne » est une société où chacun participe. A la démocratie, mais aussi à la consommation puisque le statut social passe par les moyens d’en imposer aux autres. Or le bonheur ne réside pas dans le ‘toujours plus’ mais dans la ‘juste part’. La gauche a déserté ce débat… Pour rétablir la confiance de la société en elle-même, son programme devrait inclure le combat contre la précarisation : l’instabilité d’emploi faute de formation à temps, la crainte permanente de déclassement faute de décisions politiques sur qui a droit à quoi, la perte des repères et des identités avec quelles fiertés et quels devoirs, le stress au travail avec le ‘où on va’ et ‘pourquoi faire’… Une société de libertés est une société qui a un sens. Aujourd’hui, la gauche revendique d’égale façon l’immigration pour tous ET des emplois pour tous ; des prestations sociales inconditionnelles ET des impôts toujours plus gros ; le multiculturalisme ET l’assistanat généralisé… Tout ceci est contradictoire ! La confiance sociale est d’autant plus faible que les communautés sont hétérogènes sur le plan ethnique et culturel. Le « pessimisme » français vient pour une bonne part de la perte des repères que constitue ce relativisme culturel bobo et des « droits » de chacun à vivre comme il l’entend, sans un minimum républicain. Ce que le petit peuple ne comprend pas, n’accepte pas, et fait payer comptant lors des élections. La droite est maladroite, mais la gauche est bien gauche sur cette identité nationale qui se perd peu à peu !
C’est là où la participation des citoyens aux débats publics devrait être encouragée. Personne n’a de réponses toutes faites aux questions de l’avenir. Or la société est de plus en plus éduquée, avide de débats comme le montrent les tchats et les forums sur le net. La représentation traditionnelle fait flop, comme le montrent les taux d’abstention. Seul le maire et le président attirent encore aux élections. Les élites cosmopolites ne s’intéressent pas, les médias nombrilistes causent tous pareil. Pensée unique et politiquement correct inhibent l’expression des gens de peu. Il y a de nombreux exemples ailleurs qu’en France – ce pays monarchique, autoritaire et centralisé – pour ouvrir la participation aux citoyens ordinaires et lui redonner, avec la parole, confiance dans le mouvement politique : initiatives législatives populaires, référendums locaux précis, révocation des mandants, vote direct de budgets cadres, jurys citoyens délibérant sur des projets de loi importants, élections au suffrage universel direct à certaines fonctions, et ainsi de suite. Où est l’imagination française sur ces sujets ? Ségolène Royal avait bien osé, mais sa campagne a fait flop, engluée dans l’ego.
La conclusion d’Ernst Hillebrand est la nôtre : « Un projet social-démocrate renouvelé doit opposer à la vision néo-libérale de l’homo oeconomicus une vision progressiste d’un citoyen autonome et autodéterminé. Cette ambition doit couvrir toutes les facettes de l’existence des personnes – comme citoyen politique, acteur économique, personne privée et consommateur. » Le libéralisme, belle conquête des Lumières, s’est fourvoyé dans le tout-économique avec les anglo-saxons, pour qui bonheur signifie argent. Ce pourquoi Hillebrand parle de NEO-libéral et pas de libéral ! A nous, Européens, de choisir l’autre voie libérale, celle du vivre-ensemble. Messieurs et dames, de la gauche et de la droite centriste, à vos programmes !