« Le soir du 22 avril, nous quittâmes Prény et fîmes une marche de plus de trente kilomètres jusqu'au village d'Hattonchâtel, sans avoir un seul éclopé, malgré le poids du barda ; nous campâmes à droite de la fameuse « grande tranchée »*, en plein cœur de la forêt. Tout indiquait que nous allions être mis en ligne le lendemain. On nous distribua des paquets de pansements, une seconde ration de « singe » et des fanions de signalisations, pour l'artillerie.
Je restais longtemps assis, ce soir-là, dans cet état de songerie prémonitoire dont se souviennent les guerriers de tous les temps, sur une souche autour de laquelle foisonnaient des anémones bleuâtres, avant de regagner ma place sous la tente, en rampant par-dessus mes camarades, et j'eus dans la nuit des rêves confus, où une tête de mort jouait le rôle principal.
Priepke, à qui j'en parlais le lendemain matin, émit l'espoir qu'il se soit agi d'un crâne Français. »
(Ernst Jünger, Orages d'acier, 12 avril 1915)
Ceux qui passent ici de temps en temps savent mon attachement à Jünger et à son oeuvre. Je crois que nulle part ailleurs que dans ses carnets de la première guerre mondiale (Orages d'aciers), qu'il traversera de décembre 1914 à août 1918 (après une quatorzième blessure..) n'apparaît mieux la singularité de ce jeune homme qui dés les premiers jours, sous le feu, va faire montre à la fois d'un courage physique hors du commun et d'une maturité sans bornes qui éclate dans sa capacité à s'extraire de l'horreur quotidienne et traumatisante du front -en première ligne- pour évoquer Saint Simon ou Tallemant des Réaux, la beauté d'une anémone ou le détail d'un rêve prémonitoire.
On retrouve la même distance contemplative (qui va de pair avec un engagement physique total dans quelques bataillons de choc durant la première guerre mondiale), largement amplifiée par l'âge et l'érudition, dans son Jardins et routes, carnets de la campagne de France qui mêle considérations guerrières, stratégiques, botaniques et oniriques.
Un homme supérieur, à maints égards.
*ou tranchée de Calonne, route forestière courant aux pieds des Hauts de Meuse. Elle constituera l'axe de l'attaque allemande d'avril.