Un Cahier de L'Herne autour d'Yves Bonnefoy
Cet indice fut rapporté lors d'une récente émission de
France-Culture - lundi 10 mai, Bonnefoy était l'invité de "Tout
arrive" - il aura fallu quatre années de patience et d'opiniâtreté
pour réaliser ce recueil. Grâce à l'obstination de ses deux responsables -
Odile Bombarde, maître de conférences au Collège de France et Jean-Pierre
Avice, un homme de bibliothèque qui a publié plusieurs ouvrages à propos de
Baudelaire en compagnie de Claude Pichois - ce n° 93 des Cahiers de l'Herne (1)
donne à lire des inédits, rassemble des sources iconographiques mal connues,
des instruments de travail, des réflexions et de l'inattendu au coeur d'une
bibliographie critique d'ores et déja extrêmement abondante (2).
Dans leur avant-propos, Odile Bombarde et Jean-Paul Avice indiquent avoir voulu
regrouper de nouveaux textes et d'anciennes contributions devenues
introuvables, "un mélange de témoignages et d'études savantes".
Du côté des études critiques, dans un sommaire où figurent Jean-Claude Mathieu,
Daniel Acke, Patrick Labarthe, Stefano Agosti, Michèle Finck, Roger Munier,
Michael Edwards, John E. Jackson, Jean-Marc Sourdillon, Jean-Yves Masson,
Jérôme Thelot, Henri Scepi et Bertrand Marchal, on trouve des philosophes comme
Jean-Louis Chrétien et Jean-Claude Pinson ainsi qu'un texte de Jean-Pierre
Richard. Depuis son étude pionnière "Yves Bonnefoy entre le nombre et
la nuit», d'abord parue dans Critique en mai 1961, ensuite publiée
en 1964 dans les "Onze études sur la poésie moderne",
Jean-Pierre Richard - tout en attendant chez Verdier
ses prochains livres, on ne peut pas oublier qu'il naquit en 1922 - n'avait
rien publié à propos de l'auteur de "Douve». Étudiant "Les
Planches courbes" il note que la figure de l'enfant souvent
prépondérante dans cet écrit "opère une redistribution générale des
affects, pensées, ou rêveries" et favorise "un moment
transitionnel" :"De quoi, écrivait Bonnefoy, presque finir ma
longue guerre" , "échapper, comme
l'explique J-P Richard, au radicalisme, à la violence tragique de ses
commencements".
Des études sur la place de l'art et de la traduction dans l'oeuvre de Bonnefoy
arc-boutent ce volume où l'on découvre six poèmes inédits. A quoi s'ajoutent de
précieuses transcriptions d'entretiens ainsi qu'une série de préfaces composées
lorsqu'Y. B fut traduit en Italie, en Grèce, aux États-Unis, au Vietnam ou bien
au Brésil. A propos de ses translations en Italie, dans l'une de ces préfaces,
publiée en octobre 2003, Yves Bonnefoy fait revivre le souvenir de Diana
Grange-Fiori (3) qui donna à lire de l'autre côté des Alpes ses "quatre
premiers recueils, de Douve à Dans
le leurre du seuil", ainsi que les essais de la même époque,
L'Improbable, Un rêve fait à Mantoue et Rome 1630. "Vénitienne
par sa petite enfance, turinoise à l'adolescence, ce qui la fit au lycée
l'élève de Cesare Pavese, pour elle un inoubliable souvenir", elle
traduisait également Henri Michaux, la maison qu'elle habitait à Bonnieux
hébergea pendant tout un été Yves Bonnefoy lorsqu'il achevait d'écrire L'Arrière-Pays...
"Elle me parla de Gaspara Stampa. Et elle éprouvait bien naturellement,
une sympathie toute particulière pour Leopardi. Je me souviens du jour où je
fis visite avec elle au grand imprimeur Tallone, une de ses connaissances.
Tallone avait fait de belles éditions des Canti et Diana me donna l'une d'elles, en mettant de petits signets
aux pages qu'elle me suggérait de traduire. Hélas, pour quelque raison, je n'en
étais pas alors capable, et quand je pus, brusquement, me risquer à quelques
poèmes, Diana, privée de soi par la maladie, n'était plus en mesure de
comprendre que son vœu avait été, au moins partiellement, exaucé".
Éléments pour une biographie.
L'Italie et les États-Unis sont les contrées de ce monde au coeur
desquelles Bonnefoy aura le plus volontiers séjourné. La chronologie qui figure
en fin du volume de L'Herne prend appui sur l'appareil critique beaucoup
plus détaillé d'une édition de ses Poésies complètes qui paraîtra en
2010 chez Mondadori. Établis par Y. Bonnefoy et Fabio Scotto, ces éléments de
biographie complètent le grand travail que Florence de Lussy avait mené à bien
en 1992, lors de l'exposition qui fut réalisée à la Bibliothèque Nationale.
Finement complétée par un cahier de 32 reproductions photographiques (3), cette
chronologie, comme l'indiquent les exemples qui suivent, constitue une source
sans équivalent.
Dans cette esquisse de biographie, rien n'est précisé sans une conscience aigue
des lieux et des êtres qu'on peut rencontrer. On y fait mention de la chambre
de l'hôtel Notre Dame, 1 quai Saint Michel qui fut habitée par Bonnefoy depuis
le printemps de 1944 jusqu'à l'été de 1950. Bonnefoy vivait alors en compagnie
de sa première épouse, Eliane Catoni, "une étudiante en philologie
grecque". Reproduite en grand format en page 68 du volume de Florence
de Lussy, la minuscule photographie qu'on apercevait autrefois dans la première
édition Poche / Poésie Gallimard de Douve silhouettait le profil d'Y.
Bonnefoy : en contrepoint, un miroir, une tapisserie avec des motifs de fleurs
et de modestes étagères de livres permettaient d'imaginer le décor de cette
chambre. Parmi les autres pensionnaires de l'hôtel Notre Dame, Pierre
Alechinsky qui fut de passage pendant ces années d'après-guerre témoigne de la
présence de Christian Dotremont et d'Hans Bellmer. De cette période datent les
amitiés profondes que Bonnefoy liait avec Raoul Ubac, Gilbert Lely, Paul Celan,
Georges Henein, Lucien Biton et Maurice Saillet.
L'Arrière-Pays, "moment
culminant de la prose française"...
D'autres détails de cette proto-biographie surgissent dans les préfaces déjà
mentionnées. Admirablement évoquée dans L'Arrière-Pays, la toute
première vision de l'Italie relève d'un séjour effectué pendant l'été de 1948
en Corse, dans un village proche de Bastia qui s'appelle Porticollio, localité
qui dans ses lointains prenait vue sur l'île italienne de Capraia. Un bateau
qui faisaitliaison entre Bastia et
Livourne conduisit Y. B vers l'autre rive en 1950. Maintes fois rapporté par
Bonnefoy, ce trajet l'introduisit jusque vers "cette nuit d'un été
lointain où descendant du train, mettant le pied pour la première fois sur le
sol de l'Italie, je vis s'élancer de derrière les maisons, vers le ciel teinté
de vagues lueurs, le campanile de Santa Maria -Novella". A propos
de Florence, Bonnefoy dont on ne saurait nier les merveilleux talents de
conteur, rapporte en page 102 de L'Herne, que le poème qu'il titra
Capella Brancacci se souvient d'un temps pendant lequel "on pouvait
venir dans la grande église oltr'Arno sans rencontrer de touristes. Habitant
tout près, via degli Serragli, je pouvais m'y attarder tous les soirs d'hiver,
la nuit déja tombée, avec pour seule compagnie un vieux sacristain qui errait
dans l'ombre avec sa petite lumière".
Second espace pour des voyages et de fréquents séjours à l'université en
qualité de visiting professor, les États-Unis
sont souvent évoqués. A ce propos, l'étude de Daniel Lançon signale salutairement
que lorsqu'il songe - phrase qui "cogne à la vitre"- "A la
ville des cerfs-volants et des grandes maisons où se reflète le ciel",
Bonnefoy évoque précisément New York. Le dernier voyage qui lui permit de
rejoindre l'outre-Atlantique en bateau date de 1960. La chronologie mentionne
qu' "A l'aller Y. B a voyagé sur le Queen Mary avec Charles Duits et
Lucy Vines, qu'il connaît depuis son arrivée en 1951, quand elle fuyait
l'atmosphère du maccarthysme. Ils se reverront, elle et lui, à Cambridge et New
York, pendant ces quelques mois en Amérique qu'elle va prolonger. Leur vie à
chacun est changée par ce voyage". En 1962, Y. B et Lucy Vines "s'installent
rue Lepic, dans une maison où ils retrouvent comme voisins Victor et Jacqueline
Brauner".
Autre précision livrée dans cette chronologie, la mention d'un premier séjour
dans les Alpes de Haute Provence, à Valsaintes, près de Simiane où Jacqueline
Lamba (5) avait convié en 1963 Lucy Vines. C'est à Valsaintes, dans une
ancienne abbaye située près d'une ancienne école, dans l'aplomb d'un ravin, que
se situent maints épisodes de Pierre écrite et du Leurre du seuil :
"Pendant l'été de 1964 Y. B et L campent dans les greniers de la maison à
peine déblayée des décombres de plusieurs siècles. Ils voudraient remembrer tout
l'édifice et une part de ses terres. Ce sont des mois de grande espérance".
En page 97 de L'Herne, Bonnefoy se souvient : "Une maison était
apparue qui semblait, comment le dire autrement, la rejonction de l'ici et du
là-bas ... une maison où j'imaginais que je pouvais vivre ... trop grande, et
de bien d'autres façons trop difficile, elle était elle-même le rêve qu'il
allait falloir bientôt avouer, l'abandonnant pour tenter d'être plus lucide et
reprendre pied, plus véridiquement, dans la finitude".
Il faudrait citer d'autres passages de ce Cahier de L'Herne au coeur duquel
interviennent d'autres amis d'Y. B comme Alain Veinstein, Bernard Blatter,
Michel Zink, Jean-Paul Michel, Naïm Kattan ou Jacqueline Risset ainsi que les
peintres Pierre Alechinsky, Nasser Assar (6),
Farad Ostovani, Gérard Titus-Carmel et Alexandre Hollan. Il est passionnant de
retrouver dans ce cahier un entretien qu'Y. B donna à François Lallier à propos
de Jouve dans la revue Nue, on peut relire en pages 118-120 "Le lieu d'où
Apollinaire nous parle", texte d'un catalogue édité en 1991 lors d'une
exposition de Jean-Paul Avice à la Bibliothèque historique de la ville de
Paris. Une ultime mention permettra de citer Jean Starobinski qui dans sa "Note
sur les liens avec Genève", recense précisément au fil des ans ses
rencontres avec Bonnefoy. On ne peut que lui donner raison lorsque dans l'une
de ses incidentes, Jean Starobinski mentionne l'importance que revêt à ses yeux
le volume de la collection des Sentiers de la création d'Albert Skira, L'Arrière-Pays,
pour l'heure très curieusement faiblement commenté par les exégètes d'Yves
Bonnefoy : "cet admirable récit est l'un des moments culminants
de la prose française de tout le siècle".
par Alain Paire
Présentation
très détaillée du livre
(1) Il faut rappeler que depuis le cahier que
Dominique de Roux avait consacré en 1965 à Ezra Pound, la poésie tient une
place majeure dans les sommaires de L'Herne où figurent entre autres,
Michaux, Char, Ponge, Segalen, Ungaretti, Jouve, Pessoa, Yeats, Poe, Hölderlin,
Breton, Desnos, Queneau, Kerouac, Burroughs ou bien Ginsberg. Laurence Tacou
est depuis 2001 la responsable de L'Herne.
(2) Les rayonnages Yves Bonnefoy
de certaines bibliothèques sont redoutablement occupés. Pour ce qui concerne l'œuvre
critique de l'ancien professeur au Collège de France, au Mercure de France,
chez Galilée
ou bien William Blake,
avec Farrago, Fata Morgana,
Maurice Olender , au Temps qu'il
fait, chez Skira ou bien à La Dogana, les titres de ses
essais sont nombreux. Depuis le n°66 de la revue L'Arc que j'avais eu la
joie de composer en 1976, les numéros spéciaux de revue sont conséquents : on a
parcouru le Cahier du Temps qu'il
fait de 1998 imaginé par Jacques Ravaud,la revue Nue de Béatrice Bonhomme
éditée en 2000, le n°
d'Europe de Fabio Scotto diffusé en 2003 lors du
quatre-vingtième anniversaire du poète ainsi que la livraison de la Revue de
Belles Lettres de 2005. Depuis le colloque de Cerisy programmé en 1983
(publié par Sud) on consulte des Actes de forte densité : "Yves
Bonnefoy et le XIXe siècle" construit par Daniel Lançon à Tours, "Yves
Bonnefoy et l'Europe" imaginé par Michèle Finck et Daniel Lançon à
Strasbourg, "Poésie et peinture"qui fut publié par le musée de Tours et William Blake,
"Yves Bonnefoy, Poésie, recherches et savoirs" de Patrick Née
et Daniel Lançon, éditions Hermann.
A côté de ces volumes collectifs, la liste est de nouveau longue quand on songe
aux monographies de John E. Jackson, Renaud Vernier, Michèle Finck, Jérôme Thélot,
Daniel Acke, François Lallier, Patrick Née ou Dominique Combe.
(3) Cf. aussi son portrait par Y. B dans un chapitre de "Débris dans un
miroir" éditions Galilée, 2006.
(4) Ce cahier dans le Cahier est souvent émouvant. Parmi les photographies qui
s'y trouvent rassemblées, outre la couverture de ce Cahier de L'Herne,
réalisée à Valsaintes, on s'attardera sur de nombreux documents : on découvre
des images de la mère et de la soeur d'Y. B, la façade de la maison familiale
située à Tours, les travaux effectués à Valsaintes, le visage de Lucy Vines ou bien encore les premières
années en compagnie de leur fille Mathilde.
(5) Jacqueline Lamba fut l'épouse d'André Breton qu'elle avait rencontré
pendant "la nuit du Tournesol" de L'Amour fou. Y. B
écrivit à propos de sa peinture, texte publié lors d'une exposition du musée
d'Antibes ainsi que dans un cahier de L'Éphémère. Cf. le site Jacqueline Lamba ainsi que la
monographie d'Alma Romano Pace éditée en mai 2010 par Gallimard.
(6) Cf. le catalogue Nasser Assar de la galerie Christophe Gaillard, textes de
Rémi Labrusse et Alain Madeleine-Perdrillat.