La parole est dangereuse. La preuve en est bien l’histoire,
qui n’a été qu’une suite de guerres causées par des systèmes conceptuels
toujours aussi lacunaires qu’avides. L’histoire qui a même vu le nazisme tenter
d’en finir une fois pour toutes avec qui a mémoire de davantage.
Cette mémoire existe, en effet, et nous avons même un moyen de la préserver, de
l’actualiser, c’est la poésie. Il y a des associations entre mots que notre
pensée de surface, celle qui vit de ses abstractions, ne connaît pas, ne
maîtrise pas, ne coordonne pas selon sa logique et sa science ? Eh bien, en
cette profondeur les mots échappent donc à la mainmise du conceptuel, ils
restent ainsi en rapport avec la réalité en son infini, ils peuvent exprimer et
favoriser les désirs dont l’objet fait corps avec un moment et un lieu. Cette
part obscure de notre parole est notre réserve de réalité, notre source. Et
elle nous est accessible parce que – c’est cela, la poésie – elle affleure dans
chaque mot. Écouter un mot, en effet, un mot et non une phrase, et c’est,
encore un instant, l’entendre avant que ne s’y déploient les articulations du
concept. Une voie s’entrouvre.
Yves Bonnefoy, Cahier Yves Bonnefoy,
L’Herne, 2010, p. 99