Le résultat des élections générales britanniques du 6 mai est conforme à ce que l’on en attendait depuis quelques semaines : un hung parliament (littéralement un « parlement suspendu »), en fait une Chambre des Communes dans laquelle aucun parti ne détient la majorité absolue. Sur 650 sièges à pourvoir, les conservateurs ont en effet obtenu 306 sièges pour 36% des voix (10,8 millions de bulletins) ; les travaillistes 258 sièges pour 29% des voix (8,6 millions de bulletins) ; les libéraux-démocrates (Lib Dems) 57 sièges pour 23% des voix (6,8 millions de bulletins) et les autres partis, notamment les nationalistes des périphéries celtiques (Democratic Unionist Party, Sinn Fein, Scotish National Party, Plaid Cymru…), 28 sièges pour 12% des voix.
Et même si les conservateurs devancent, pour la première fois depuis 1992, les travaillistes, ces élections ne font apparaître aucun vainqueur. Dans chaque camp, les difficultés ne font que commencer. David Cameron n’a pas su faire gagner nettement les conservateurs alors que pendant des mois on le donnait largement vainqueur. Du côté travailliste, Gordon Brown a certes limité les dégâts mais il ne pourra pas rester chef de son parti très longtemps puisqu’il est Premier ministre de puis 2007 sans jamais avoir gagné d’élection sur son nom. Nick Clegg quant à lui, bien que dans la position du « faiseur de rois » à l’issue du scrutin, n’a pas obtenu un résultat historique pour les Lib Dems malgré son excellente campagne – il a même enregistré un recul en nombre de sièges par rapport à 2005 (- 5) !
En l’état, il ne peut donc y avoir de gouvernement sans le soutien (avec ou sans participation) des Lib Dems. Nick Clegg a immédiatement déclaré qu’il appartenait aux conservateurs arrivés en tête de mener les négociations les premiers pour former le gouvernement et a donc engagé son parti dans un dialogue avec celui de Cameron. En parallèle, des rencontres supposément secrètes ont eu lieu avec les travaillistes. Ces discussions engagées devraient rapidement déboucher sur un accord mais elles sont paradoxalement difficiles à mener pour des libéraux-démocrates pourtant en position de pivot.
Le dilemme des Lib Dems
Tout le monde savait, avant cette élection, que le mode de scrutin britannique (uninominal à un tour ou first past the post) était particulièrement désavantageux pour les tiers-partis mais personne ne se doutait que ce serait à ce point. Le résultat des Lib Dems est en effet étonnant et témoigne d’un véritable déficit démocratique du système électoral britannique. Ils perdent en effet 5 sièges par rapport à 2005 alors qu’ils gagnent près d’un million de voix ! Il faut, au total, aux libéraux-démocrates, 120 000 voix pour obtenir un siège alors qu’il en faut moins de 40 000 aux travaillistes et aux conservateurs. Bref, leur revendication d’une réforme du mode de scrutin pour introduire la représentation proportionnelle est plus que jamais fondée.
Las, la condition majeure de leur alliance avec les conservateurs, a fortiori s’ils veulent former un gouvernement de coalition, est précisément de renoncer à cette revendication du scrutin proportionnel. Les conservateurs n’en veulent en aucun cas. Ils ont annoncé qu’ils étaient disposés à « améliorer » le mode de scrutin en concédant aux Lib Dems l’organisation d’un référendum sur le vote dit « alternatif » ou « préférentiel » (comme en Australie par exemple où les votes des candidats les moins bien classés sont redistribués aux autres). D’autres points d’achoppement existent entre les programmes des deux partis, en particulier sur la question européenne puisque les Lib Dems sont europhiles et souhaitent une intégration plus poussée du royaume dans l’Union européenne alors que les conservateurs restent farouchement eurosceptiques.
Comme l’a dit Paddy Ashdown, ancien leader des libéraux-démocrates, ceux-ci sont soumis dans cette négociation post-électorale à un « mécanisme de torture délicieusement douloureux » : soit ils acceptent d’abandonner des points centraux de leur programme pour former un gouvernement avec les conservateurs et obtenir ainsi des postes importants ; soit ils refusent de céder et doivent alors se tourner vers les travaillistes dont ils sont plus proches idéologiquement sur de nombreux points mais dont la légitimité à former le nouveau gouvernement est moindre et la crédibilité politique usée.
Fin de partie pour Gordon Brown
Pour aider les libéraux-démocrates à se décider, Gordon Brown a finalement accepté de se sacrifier en annonçant dès maintenant qu’il quitterait quoi qu’il arrive le leadership du parti travailliste en septembre prochain – et donc Downing Street si jamais une alliance avec les Lib Dems était conclue et permettait aux travaillistes de continuer à gouverner. C’est une des exigences principales de Nick Clegg pour qui Brown représente un obstacle à l’ouverture d’une phase politique nouvelle que serait l’alliance des « progressistes » (libéraux-démocrates et travaillistes). Cette alliance voire une coalition gouvernementale devrait également attirer à elle pour être viable (pour disposer de la majorité absolue aux Communes) la plupart des élus des « petits » partis (« nationalistes celtiques », l’élue verte de Brighton…).
En attendant la fin des négociations et donc la décision des libéraux-démocrates[1], Gordon Brown reste Premier ministre. Dans la constitution britannique, le gouvernement reste en place jusqu’à ce que son chef démissionne ou perde la confiance des Communes lors d’un vote – s’il y est mis en minorité donc. La situation actuelle rappelle ainsi celle de 1974, la dernière fois qu’aucun parti n’a atteint la majorité absolue. Le Premier ministre de l’époque, le conservateur Edward Heath, tenta en effet de rester au pouvoir bien qu’arrivé second dans l’élection en essayant de conclure une alliance avec les libéraux. Cette tentative échoua et il dut céder sa place au travailliste Harold Wilson qui forma un gouvernement minoritaire pendant quelques mois avant de convoquer de nouvelles élections et d’obtenir cette fois une majorité travailliste.
Un nouveau moment conservateur ?
Compte tenu de la majorité relative des conservateurs et de la tentation, très forte, pour les libéraux-démocrates d’accéder enfin au pouvoir dans des conditions sinon optimales du moins favorables, c’est certainement David Cameron qui sera amené à former le prochain gouvernement britannique sous la forme d’une coalition entre conservateurs et libéraux-démocrates (bleue-jaune suivant la couleur des deux partis). Ceux-ci n’obtiendront pas la réforme qu’ils souhaitent du mode de scrutin mais ils auront la possibilité de montrer leurs capacités de gouvernants. Ils pourront aussi, de l’intérieur, tenter d’infléchir un programme conservateur qui malgré quelques corrections cosmétiques de la part de Cameron est resté fondamentalement celui de l’ère Thatcher : libéralisme économique, conservatisme social, euroscepticisme. Si la coalition fonctionne, Cameron n’aura pas besoin de convoquer de nouvelles élections dans les mois qui viennent pour tenter de gagner seul la majorité à la manière de Wilson en 1974. Si jamais elle s’avère difficile à diriger, il pourra toujours demander aux électeurs de trancher.
Cette configuration inédite rend particulièrement ardue toute prévision sur la manière de gouverner des conservateurs avec leurs nouveaux alliés. La génération actuelle des dirigeants du Parti conservateur, malgré la présence de quelques anciens, n’a jamais exercé le pouvoir et se retrouve dans une situation de coalition avec un parti qui n’a lui-même aucune expérience et un programme assez différent notamment sur les questions dites de société. Cette incertitude peut être lue comme une traduction finalement assez fidèle du doute exprimé par les électeurs britanniques qui ont refusé de désigner un vainqueur net lors de ces élections et ainsi la conviction qu’aucun des partis en lice n’était en mesure d’y répondre seul.
[1] Une fois un accord obtenu par les équipes de négociation entre partis, celui-ci doit être soumis au parti (responsables nationaux et élus) et à la base, ce qui peut rendre incertain le résultat car il peut y avoir des divergences entre les différentes instances. Ainsi, par exemple, les responsables et les élus libéraux-démocrates sont-ils généralement considérés comme plus à gauche (plus proches des Travaillistes) que leur base.
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