Le livre d'Antonio Albanese, publié aux éditions de L'Age d'Homme ici, a la vertu de nous amener à nous interroger sur les correspondances qui existent entre la réalité et la fiction. Après avoir lu ce livre, nous atteignons ce but, avoué par l'auteur. Nous ne savons plus vraiment où nous en sommes et nous nous demandons d'ailleurs si l'auteur sait lui-même où il en est.
Il y a au moins en effet un livre dans ce livre. Luc, le narrateur, est critique d'art et s'est mis en tête d'écrire un roman policier. Il nous en explique la genèse et nous en donne de larges extraits, tout au long du récit. Depuis trois ans il a la garde de sa fille, sept ans, sa femme ayant mis les voiles vers le Nouveau Monde. Cette situation personnelle n'est pas sans influence sur sa façon de vivre et d'écrire, et surtout de se représenter la réalité à travers la fiction.
Avec ses deux amis, Marc et Mathieu, il forme un trio d'hommes tout à fait représentatifs de notre époque. Marc est professseur de philosophie dans un lycée, où il séduit ses étudiantes pour une durée courte et quasiment déterminée à l'avance. Mathieu n'en finit pas d'achever une thèse sur le mythe des origines et vit aux crochets de sa femme, brillante universitaire, mais frigide. Depuis son divorce, Luc est un homme couvert de femmes qu'il pêche au café du Grancy, situé place Monge à Paris, quartier général du trio, qui s'y retrouve chaque semaine pour refaire le monde, grâce à la magie des mots, leur spécialité en quelque sorte professionnelle.
Un critique d'art qui écrit un roman policier ne peut pas échapper complètement à l'univers dans lequel il se livre à des écrits de commande. Aussi le lecteur n'est-il pas surpris que les tableaux occupent une place de choix dans l'intrigue haletante qu'il échafaude. Comme le titre du livre l'indique, de même que les reproductions de la couverture, La Chute de l'Homme du Tintoret, et du dos, La Tentation de Bouguereau, la pomme tendue d'un personnage à un autre - sans négliger le rôle de la composition de ces oeuvres picturales - y revêt une importance capitale, qui ne se dément pas, tout au long de l'histoire, jusqu'au dénouement.
Tout romancier de bon aloi est confronté à un phénomène inévitable, auquel conduit l'écriture. L'intrigue qu'il croyait maîtriser, à la fin, lui échappe. Au début Luc transpose littéralement ce qu'il vit, puis il en vient à créer un monde rêvé, bien à lui, tout rempli de ses fantasmes. Ses personnages, qui ressemblent à des personnes de son entourage, prennent peu à peu leur autonomie. Dans La Chute de l'Homme le phénomène prend des proportions inédites puisqu'il est double, comme l'intrigue est double, comme les personnages sont doubles, comme il y a deux romans. Il y a alors ce qu'Antonio Albanese appelle "une mise en abyme" :
"Le vertige menace, et du vertige à la chute, il n'y a qu'un pas".
Au bout d'un certain temps le vertige de l'écrivain devient difficilement supportable. Au début sa fiction romanesque très naturellement suivait sa réalité. A sa grande surprise, la seconde finit par précéder la première, par s'avérer prémonitoire. Il y a de quoi se demander si sa réalité n'était pas après tout qu'une illusion. La chute du livre sur le livre - ou la chute du livre ? - lui prouvera que cette intuition était la bonne et que jusque là il s'était révélé incapable de discerner le vrai du faux, toujours en raison de la magie des mots qui vous induisent en erreur :
"Si ma fiction avait remplacé ma réalité, c'est que cette réalité était une erreur, un mensonge. Le récit, lui, ne ment pas." dit le narrateur en fin de parcours.
Tous les protagonistes, dont les prénoms sont ceux des auteurs des évangiles synoptiques, finissent par chuter aussi bien dans le récit que dans le roman policier. Sans dévoiler la fin des deux livres qui se répondent, écrits d'une plume alerte et captivante, il faut tout de même rassurer le lecteur. Après une chute, il y a toujours moyen de panser ses blessures et de se trouver une consolation. C'est du moins ce qu'Antonio Albanese nous laisse espérer, en permettant au lecteur de devenir à son tour auteur et d'imaginer la suite.
Francis Richard
La Chute de L'homme s'est vu décerné le Prix des Auditeurs 2010 de la Radio Suisse Romande.
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