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Une analyse du poème dynamique Orion, de Tibor Papp (par Louis-Michel de Vaulchier)

Par Florence Trocmé

Poezibao propose ici une analyse, par Louis-Michel de Vaulchier, d’un poème visuel dynamique généré par ordinateur de Tibor Papp, « Orion »  
Le poème est téléchargeable ici* 
A propos de Tibor Papp 
bio-bibliographie, à la soirée Polyphonix, dec. 06, entretien avec Alexandre Gherban (1, 2, 3 avec pdf), notes sur la poésie, extraits 1 

Le mythe et la carte 
Tibor Papp : ORION* 
Poème visuel dynamique généré par ordinateur 
par Louis-Michel de Vaulchier

Un mythe, 
une carte,  
là-bas un géant aveugle parcourant le monde, 
ici le plan d’un quartier urbain. 
A quelle subtile machination, à quels inventifs agencements faut-il recourir pour parvenir à associer dans une même œuvre poétique deux objets aussi hétérogènes? 
Et poétique en quoi ? 
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Il faut donc s’attendre à ce que les choses ne soient pas simples et le spectateur est dès le début prévenu avec insistance : « je tourne à l’ambigu, je tourne alambiqué,  je tourne alambica, je tourne alambici » plusieurs fois rabâché. 
Puis aussitôt, afin que personne ne se laisse endormir par ce tournis verbal, apparaissent des fenêtres-alertes posant quelques absurdes questions dans le seul but d’obliger à cliquer sur OK, indiquant ainsi qu’on est prêt à se laisser emporter. 
Enfin, pour achever l’introduction, apparaît l’auteur en personne affublé d’une couronne de roi qui coince et dresse en l’air de grandes oreilles d’âne, double allusion au roi cruel et au titre « Orion » du mythe. Il faut donc s’attendre à ce que les oreilles soient ici fortement sollicitées quitte à attraper les oreillons ! 
Et sous ce portrait un cœur bat. 
Puis le portrait s’efface progressivement. La vue du spectateur baisse. C’est que la cécité du géant s’exporte tandis que l’écran devient peu à peu complètement blanc. Très loin dans le temps et dans l’espace Orion poursuit le soleil, visage tendu vers la chaleur de ses rayons tandis que le bruit régulier de ses pas se confond avec le flux et le reflux du sang. 
Déjà se mêlent ces flux que les programmes numériques sont seuls capables de combiner avec autant d’efficacité. (suite en cliquant sur "lire la suite")

 

On commence donc par ne pas bien voir. Ni ce supposé programme qui pourtant travaille en ce moment ni l’auteur dont le portrait a disparu et qui, de son côté, ne peut voir les événements aléatoires que son propre programme exécute en ce moment. Si presque aveugle on peine à percevoir les évènements très fugaces qui ont lieu sur l’écran, c’est qu’on a hérité d’une part de la cécité d’Orion. 
Et cette semi-cécité, ce trouble initial caractérisent peut-être la poésie alors que les images mentales flottent hésitant à résorber les ambigüités des images à voir et des textes à entendre. 
Toujours est-il que le récit du mythe s’affiche sur l’écran. Une voix le lit. Le fabuleux chasseur, amoureux empêché et furieux, puni par le père de la princesse, agite en tout sens ses jambes colossales et finit projeté dans le ciel en compagnie du chien de la déesse qui par mégarde le tue. 
Voilà. Orion et le Grand Chien continuent très haut de tourner, chacun de leur côté, tandis qu’ici, sous les mots, monte un plan. Celui d’un quartier où ne figurerait encore aucun nom de rue. Plutôt un schéma, celui des fondations d’une antique ville au travers desquelles on erre à la recherche du passé en même temps que le diagramme d’un dispositif réticulé destiné à entretenir de futures déambulations nomades. 
On pense aux plateaux chers à Deleuze : « Nous appelons plateau toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome….Chaque plateau peut être lu à n’importe quelle place et mis en rapport avec n’importe quel autre.» (Mille Plateaux / Editions De Minuit, p.33-34). 
Et quels processus mieux que ceux mis en place par un programme informatique peuvent combiner une telle multiplicité de strates hétérogènes, pays mythique, course aveugle, schéma ambigu, carte muette, cité imaginaire ? 
Un schéma commence donc par être renseigné. On dirait un plan urbain. 
Mais rues et pâtés de maison sont repérés de façon bizarre par des noms de poètes  - dos Passos -, des morceaux de phrases jaillissant au hasard  - « j’attends magnétisé les décolletés » -, des consignes – « interdit de roter » -. 
On se perd, les cases très colorées de la grille vibrent, sont instables, une second version du mythe un peu différente s’intercale, est lue à haute vois, on tente de se rappeler l’ancienne mais tout s’éteint, on est « sous une couverture noire », l’écran est noir, la nuit tombe, le géant ne peut plus se fier au soleil pour avancer, on ne sait plus où regarder dans l’image, négatif du plan, chaussées noires, cases en rouges cramoisis et verts foncés, rire de sorcière, on est pris, on subit, on tâtonne. Écrit en travers de l’écran : « ville rêvée / en rêve / ëve ». On cherche dans la nuit la déesse, c’est intellectuellement qu’on est devenu aveugle, une sorte d’inquiétude, « torture et litteratorture » dit une voix ricanant, on vient de subir un sort, une autre voix venue de l’extérieure donne un bulletin météo. 
Où est-on, un dieu nous a eu, l’auteur manifestement laisse la main à son programme, le charge d’agencer à sa guise les divers flux, semble user et abuser d’une magie informatique. 
Deleuze encore : « Un agencement dans sa multiplicité travaille à la fois forcément sur des flux sémiotiques, des flux matériels et des flux sociaux. » 
Flux qui seraient ici : 
1/ flux sémiotique : le récit d’un très antique enchaînement d’événements imprévisibles et dramatiques, d’interventions divines fatales, 
2/ flux matériel : les incessantes vibrations d’une tresse instable d’images multicolores associée aux interventions d’une voix tantôt autoritaire tantôt moqueuse, 
3/ flux social : les ajouts venus du dehors, les « textes invités » comme ce communiqué d’un supermarché ou ce bulletin météo enregistré tel quel sur un poste radio. 
Et d’autres agencements de flux encore. 
Premier exemple : introduction de l’analogique au sein du numérique lorsqu’un carré rouge parcourt le plan du quartier et s’arrête en quelques endroits pour être remplacé par une vue locale, coin de rue, perspective d’une grande avenue, vélo appuyé sur la grille d’un parc, femme passant devant une voiture rouge en stationnement, « et cetera et cetera » dit la voix. 
Photographies incrustées dans un tableau. 
Avec « Orion », on saisit alors la différence entre œuvre cinématographique et œuvre numérique, entre les deux rapports à l’écran : le linéaire et la profondeur d’un côté, le discontinu et la grille sans épaisseur de l’autre, la vision éloignée et la vision rapprochée. 
« Orion » ressemble alors à une toile peinte dans laquelle formes et couleurs seraient animées d’un perpétuel battement rythmé, une peinture sans motif c'est-à-dire dont toute les parties ont la même importance. Certes le fond est un plan quadrillé mais la multiplicité des noms dispersés au travers, sans aucun respect de la géométrie urbaine et l’absence de bords autres que ceux d’un morceau de plan rectangulairement découpé montrent bien qu’il s’agit d’un espace lisse, non orienté, sans repère privilégié, autorisant les déplacements dans toutes les directions. De la marche linéaire d’Orion en direction du soleil n’est conservé que le rythme. Distances géométriques et temporelles s’aplatissent, pas d’autre horizon que l’écran au bout du nez, pas d’autre aventure que celle de l’image actuelle. 
Deuxième exemple : soudaine présence d’un nu féminin allongé sur un trottoir du quartier, à coup sûr celui, rougeoyant sur le goudron noir, de la princesse désirée par Orion, mais entouré d’une banderole sur laquelle on lit : « comme le souffle rauque de la bête » : peut-être celui du Grand Chien évoqué dans le mythe et qui ramène à nouveau au temps lointain des présages inquiétants. Cependant que des phrases traversent à toute vitesse l’écran, quasi illisibles et dont on ne peut retenir que quelques mots, « rapide et sauvage…tu rampes…ruisselante.. ». Provisoire apparition érotique. 
Et puis c’est la dernière partie, celle vers laquelle le poème semble depuis toujours tendre, un magnifique opéra habité par l’incessant concours d’une poésie visuelle et d’une poésie sonore soigneusement orchestrées. Le décors est le plan redressé du quartier qu’illumine un feu d’artifice permanent, dispersion au travers de l’écran d’un fourmillement de pixels scintillants qu’accompagnent borborygmes, aboiements de chiens, ordres militaires, répétitions obsessionnelles de mots, « touché/couché, touché/couché, bandé/bouclé/bâclé, chou/tchou/couché/couché, ripou/répit/repas/repu ». 
S’entretenant avec Denis Laborde dans le livre d’hommages édité aux éditions MF, Pierre Boulez confirme, côté sonore, ce qui plus haut concernait le visuel : « Ce qui est intéressant, ce n’est pas la continuité qu’incarne le glissando mais la coupure. » Et aussi : « Qu’est-ce qui est important dans la perception du temps musical ? La pulsation. » Ici l’œuvre obéit au rythme d’un cœur accéléré par une course au devant du soleil, battements, résonnances, échos renvoyés par les parois des gigantesques montagnes qui conduisent à la mer au fond laquelle Orion mourra. Bouche remplie d’eau, gargouillis, chuchotements, démultiplication de la voix se couvrant elle-même, échos, clapotis au bord du palais, bégaiements, appels assourdis venus du fond. 
Amorce d’une tragédie qu’un grand rire final tente de déguiser en opéra comique. 
L’œuvre numérique ne s’arête pas, n’accorde que peu de temps à la lecture, à l’observation, mais elle se traverse comme on le dit de la vie. Flux et reflux ininterrompus d’événements où le hasard revient régulièrement se jouer des précautions et de l’intentionnalité. Se souvenir, s’agripper au présent le plus immédiat, oublier, éprouver, mal comprendre, projeter. Pas de repos, pas de méditation, pas de reprise possibles comme avec le livre, mais un engagement simultané de tous les sens et la conscience d’une absolue présence aux événements.  
Le récit d’un mythe très ancien et le langage très contemporain d’un programme ne cessent de tourner autour du pivot constitué par une carte, tantôt schéma, tantôt tableau animé. 
Pas d’autre histoire que celle vécue par chaque « lecteur », jamais tout à fait racontable, mais qu’aucune censure ne devrait empêcher de traduire en mots, de mémoire, après coup. 
*Téléchargeable : http://www.bootz.fr/orion/ (attention, très gros fichier de plus de 237 MB) 


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