En décembre 2009, se déroulait le sommet de Copenhague ; la crise économique s’étendait jusqu’à faire s’évaporer le mirage de Dubaï ; en France, le chômage avait augmenté de 0,5 points par rapport au trimestre précédent et des attentats meurtriers (au Pakistan, en Somalie, en Afghanistan, etc.) continuaient d’empoisonner la vie internationale. On aurait pu légitimement imaginer qu’à l’Elysée, les conseillers du Président devaient se trouver fort affairés. Ils l’étaient, certainement. Pourtant, selon les journalistes Catherine Rambert et Renaud Revel, qui viennent de publier Johnny, les 100 jours où tout a basculé (First, 163 pages, 12,90€), certains membres du cabinet semblaient se préoccuper d’un tout autre sujet, autrement plus important : l’état de santé de Johnny Halliday, hospitalisé dans un établissement de Los Angeles, inspirait les plus vives inquiétudes et occupait une place inhabituelle dans les média, il fallait donc réfléchir, en cas de décès, à la manière la plus appropriée de lui rendre un dernier hommage !
Sans cette révélation d’un fait qui semble ahurissant, irréel, déconnecté de toutes les réalités auxquelles on doit faire quotidiennement face au sommet de l’Etat, j’avoue que je n’aurais probablement jamais rendu compte de ce livre. Le chanteur, idole des (moins en moins) jeunes n’a jamais été ma tasse de thé, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il m’exaspère ; la vérité, c’est qu’il m’est parfaitement indifférent, tout simplement parce que mes goûts musicaux me portent ailleurs.
Nul doute que Johnny, les 100 jours où tout a basculé intéressera les passionnés. Certes, ils savaient déjà le chanteur ingérable, incapable de respecter, même après une intervention chirurgicale sérieuse, la moindre règle de prudence. Ils en trouveront ici confirmation. S’ils resteront sur leur faim quant à la réalité d’une éventuelle faute médicale du chirurgien qui opéra la vedette – les auteurs attendant avec une prudence louable les résultats de l’expertise en cours – au moins pourront-ils se forger une opinion, au fil des pages, sur les relations que l’artiste entretient avec son entourage et son producteur, des relations humaines, mais aussi financières, puisque l’annulation de la tournée de Johnny Halliday devrait coûter entre € 15 et 21 millions. Une somme assez substantielle pour nourrir de belles polémiques dont la presse se fait déjà l’écho…
Aujourd’hui, l’artiste semble tiré d’affaire, et l’on ne peut, qu’on en soit un fan ou non, que s’en réjouir. Ce qui, en revanche, devrait susciter le débat public, ce sont les révélations des deux journalistes concernant la réunion surréaliste qui s’était tenue à l’Elysée. Voici, en substance, ce qu’ils en disent : « Parmi les pistes retenues – mais non validées par le chef de l’Etat – on évoque un rapatriement du corps dans l’avion présidentiel, des obsèques nationales et même une descente du cercueil le long des Champs-Elysées. »
On reste médusé devant ce déploiement de moyens sans précédent. La fortune du chanteur avait-elle tant fondu au soleil californien qu’il eût fallu envisager de mobiliser l’avion présidentiel, aux frais du contribuable, pour rapatrier sa dépouille en cas de décès ? On peut en douter. L’intéressé, dont on ne saurait contester la popularité, a-t-il rendu à la Nation de tels services exceptionnels que ceux-ci auraient justifié des funérailles nationales ? Certes, l’appréciation dépend de chacun mais, quels que soient les mérites de Johnny Halliday, on peut à bon droit trouver l’éventualité de ces honneurs officiels exorbitants.
Rappelons que, sous la Ve République, les funérailles nationales relèvent d’un décret du chef de l’Etat et que leur coût est supporté par les finances publiques. Rappelons aussi que ces honneurs n’ont été rendus qu’à des personnalités militaires (notamment les généraux Leclerc et de Lattre de Tassigny qui seront faits maréchaux de France), politiques (Albert Lebrun, Léon Blum, Edouard Herriot, Jacques Chaban-Delmas, l’abbé Pierre) ou hautement symboliques, comme Lazare Ponticelli, dernier poilu de la Première guerre mondiale, en 2008.
Peu d’artistes y eurent droit : Victor Hugo (1885), Paul Valéry (1945), Colette (1954) et Aimé Césaire (2008). Aucun chanteur n’eut d’obsèques nationales et l’on peut s’interroger sur le bien fondé d’avoir envisagé une exception à cette règle, a fortiori lorsque l’on sait qu’aurait pu être prévue une descente des Champs-Elysées – comme pour le retour des cendres de Napoléon Ier en décembre 1840 ! La disproportion d’un tel projet a quelque chose de consternant. Pourquoi, dans le même esprit, n’avoir d’ailleurs pas suggéré une inhumation, non aux Invalides comme l’Empereur, mais au Panthéon, suite logique de cette débauche cérémoniale ? Aux côtés de Voltaire, de Rousseau, de Zola, de Victor Scheolcher, de Jean Moulin ou de Marie Curie, la « star du show-biz », interprète de Da dou ron ron, aurait eu fière allure… et aurait surtout donné aux générations futures la mesure des valeurs de notre époque, ce culte du veau d’or médiatique qui s’est substitué à celui de l’héroïsme, du patriotisme et de l’intelligence.
Cette affaire pourrait paraître anecdotique ; elle ne l’est pas, hélas ! Que des conseillers de l’Elysée aient pu consacrer un temps précieux à un tel sujet, voilà qui est significatif de la désacralisation de la fonction présidentielle présente dans leur esprit. Qu’ils soient restés en place après une telle initiative confirme l’impression de malaise que l’on peut ressentir : en d’autres temps, pas si lointains, on les aurait nommés séance tenante, et pour moins que cela, ambassadeur dans un micro-Etat des antipodes ou sous-préfet dans une province reculée. Mais, aujourd’hui, il s’est opéré un tel glissement des valeurs que les paillettes, l’argent, la futilité, l’inculture et la vulgarité (songeons aux prétendus demi-dieux du football qu’il est de si bon ton de porter aux nues) semblent l’avoir emporté sur toutes les autres, au point que l’on ait pu envisager de confondre funérailles et jeux du cirque. La République n’a pourtant rien à y gagner en dignité, bien au contraire.
Les auteurs de l’ouvrage affirment que le Président n’a validé aucune des pistes saugrenues retenues par ses conseillers. C’est tout à son honneur. Sans doute n’avait-t-il pas oublié que le chanteur, bien que de ses amis, avait voulu, pour des raisons fiscales, prendre la nationalité belge (qui ne lui fut pas accordée) et s’était finalement établi en Suisse. Dans un pays miné par la crise, le catafalque d’un exilé fiscal décoré aux ors de la République eut fait désordre. Les conseillers pensaient, pourtant, écrivent les journalistes, que « le peuple français » aurait pu « pardonner à son idole »… C’était se livrer à un pari risqué et juger bien infantile le peuple en question. En marge de cette affaire, notons incidemment que le titre de l’essai de Catherine Rambert et Renaud Revel contient une allusion probablement involontaire, mais assez cruelle : les 100 jours. C’est ainsi que l’on nomma cette période de fin de règne qui sépara le retour de l’île d’Elbe de la chute du régime.
Illustrations : Funérailles nationales de Victor Hugo - Retour des cendres de Napoléon, cortège descendant les Champs-Elysées, gravure.