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Ce que Djenguel ne dit pas, par Abdoulaye Ciré Ba

Publié le 10 mai 2010 par Bababe

GRAIN DE SABLE

Ce que Djenguel ne dit pas, par Abdoulaye Ciré Ba
(Cette photo pour atténuer le drame )

"Ce qu’elle ne dit  pas c’est que malgré l’échec de ses tentatives, jamais elle ne baissa les bras, jusqu’à l’ultime moment de la mort (car partir, c’était aussi mourir). ." ACB

Je viens seulement de lire le beau et poignant texte « Ô miracle quand viendras-tu ! » sur la mort de Taaw et le massacre de pêcheurs sénégalais sur une plage de Nouadhibou, ainsi que l’émouvante réponse-témoignage  de Djenguel et sa promesse de ne jamais oublier.

Safi ne rappela pas Djenguel ce soir-là, mais, elle put s’éloigner des sentiers de sang et de mort. Le monstre aux tentacules hideux n’est pas maître de tous les destins.

Djenguel, elle, n’oubliera jamais. Elle oublie seulement de nous dire toute la vérité.

Ce qu’elle ne nous dit pas, c’est par quel miracle elle tint sa promesse de s’en sortir, et cela sans le secours du fusil (certainement rouillé, à l’époque) de son père.

Ce qu’elle ne raconte pas ce sont ces longues heures durant lesquelles, dans un commissariat transformé en centre de détention, elle tint tête aux exécuteurs des basses œuvres  du chauvinisme. Ces journées et ces nuits interminables où, seule, elle fit face à la grosse machine raciste et à ses fonctionnaires de la haine et de l’exclusion.

Ce qu’elle ne dit pas c’est l’incroyable courage dont elle fit montre, dans l’antre même de la bête, quand tout le pays n’était que champ de mort et quand, face au silence des suppliciés ne s’élevaient plus que les vociférations du bourreau. C’est comment, elle refusa, avec une ténacité farouche, presque scandaleuse, l’idée même d’être expulsée de son pays, de sa terre.

Ce qu’elle ne dit pas, c’est comment elle tenta de remobiliser le courage de ses compagnons de misère que l’effet de surprise, la solitude, la peur et le spectacle de l’abîme de haine s’ouvrant sous leurs pas avaient réduit à l’impuissance, et transformé en troupeau résigné à l’abattoir.

Ce qu’elle ne dit c’est que malgré l’échec de ses tentatives, jamais elle ne baissa les bras, jusqu’à l’ultime moment de la mort (car partir, c’était aussi mourir). Jusqu’à la portière du bus devant emmener le troupeau des « prêts à déporter », elle lutta farouchement, résistant à la dizaine de bras qui entendaient l’embarquer de force.

Elle résista tant qu’elle finit par écœurer le commissaire responsable des « opérations ». Craignant que ce « grain de sable » n’enraye sa  machine à « dénégrifier », il ordonna qu’on la relâche, affirmant  qu’elle était folle.

Comique et pitoyable mesquinerie de ceux qui, ayant perdu la bataille, présentent leur défaite comme une concession à la folie de leur vainqueur.

C e n’était qu’une petite défaite pour le racisme, ses massacreurs et ses « déporteurs ». Ce fut une grande et belle victoire pour ceux qui vivaient dans les ténèbres de  l’oppression et aspiraient à la lumière. A ce moment, en ce lieu où nul regard ne pouvait la voir, Djenguel fut un résumé des symboles les plus exaltants et les plus nobles. Pendant un bref et éternel moment, elle fut, tout à la fois, Rosa Parks[1]  et tant d’autres femmes et hommes qui avaient osé se dresser contre l’infamie, et dont l’histoire n’a pas retenu les noms.

 ***(En photo : Ardo Essoum Ba sans son fusil.)

Ce que Djenguel ne dit pas, par Abdoulaye Ciré Ba

Je n’ai aucune peine à imaginer, de l’autre côté de la vie, son vieil Ardo de père esquissant un sourire discret de fière satisfaction, et disant à son fusil, sur le ton de la complicité : « notre fille n’a pas eu besoin de notre aide, vieux compagnon !».

Djenguel était sortie intacte et inchangée des griffes de « la bête immonde »,  aussi sûre de sa force qu’obstinée dans son refus de se donner en exemple. C’est ainsi que nous la retrouvâmes, quand elle « se libéra » de sa prison (ses frères aînés ayant été dépossédés de leurs biens et de leur pays), et qu’elle vint s’installer quelques jours  chez nous. Elle nous raconta ses épreuves par le menu, avec dans les yeux le voile d’une larme retenue, et dans la voix l’accent irrépressible de la liberté et du bonheur de vivre.

Elle  sortait de l’antichambre de l’enfer, mais à l’écouter, on avait l’impression qu’elle racontait une histoire dont une autre jeune femme avait été l’héroïne. Elle ne pouvait pas savoir que ce qu’elle disait, sur le ton d’un humour grave et léger, était pour moi une torture … et un ravissement. Elle avait ce qui, à l’époque, me manquait le plus : la pleine conscience de soi, de son identité, de sa dignité. Son refus sans concession de l’injustice, de l’arbitraire, du racisme et de l’exclusion suscitait en moi une sorte de dédain amusé qui cachait mal une admiration presque étonnée.

Etrangement, c’est aujourd’hui, en écrivant ces lignes, que je découvre par quelles voies inattendues la sympathie et l’estime que j’avais pour elle se sont muées en une profonde et fraternelle affection.

Je n’avais pas son courage, et n’en éprouvais que très peu de honte ; elle ne connaissait pas la peur et le désespoir, et l’idée d’en tirer une quelconque gloriole ou de rabaisser les autres lui aurait paru indécente.

En ces temps de fureur et de démission, sa fière attitude fut le coup de fouet qui me réveilla de ma torpeur. L’ampleur des événements et la gravité du drame qui se jouait avaient transformé mes nuits en un cauchemar sans fin ; une angoisse profonde, nourries de peurs inavouées, me conduisait vers une prostration qui aurait pu être fatale. 

La résistance héroïque de Djenguel BA, et son rire clair, ponctuant d’envolées joyeuses le cours sombre de son récit, ramenèrent à mon cœur le courage qui l’avait déserté.

Et cela, je ne l’oublierai jamais.

De cela, je lui serai, à jamais, reconnaissant.

Abdoulaye Ciré BA

[1] Figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale aux USA. Devenue célèbre le 1er décembre 1955 pour avoir désobéi aux lois ségrégationnistes en refusant de céder sa place à un passager blanc dans un bus (à Montgomery, Alabama). 


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