884
Il me faut rebondir à des qualifications qui ne sont qu’émergence de pensées absentes.
On pense local en l’opposant à national ou universel.
On érige une pensée en dogme dès lors qu’elle vient d’en haut.
On dénie aux fondations de la pyramide humaine le droit même d’être le ferment d’une pensée qui arrose tout l’édifice.
Villon en son temps avait souligné l’importance d’un lieu capital.
On s’est longtemps gaussé de cette « province » dont l’esprit était gentiment en retard sur les belles pensées d’une élite éclairée, sise bien sûr en un centre arbitraire, lové entre les méandres d’un fleuve.
On se mit à poursuivre l’œuvre de séparation : il y avait la musique dite savante (celle qui se jouait à la cour), et la musique dite populaire, celle dont le « bas-peuple » raffolait.
Mais pour danser à la cour, on faisait appel à ces gavottes et autres rondeaux dont le peuple avait le secret.
C’était une façon de se laisser aller. Le sérieux reste un instant en des couloirs glacés, des alcôves où se joue le sort d’un pays.
Que le XXIème siècle garde les séquelles de cette pensée étroite, n’est pas sans étonner.
On considère encore, dans les provinces endormies, que la belle et bonne parole nous viendrait d’en haut, de ces experts reconnus en des lieux capitaux. On se délecte, on se masse au passage de ces vedettes qui défilent, de leur pas chaloupé et nous disent ce qu’il faut penser, écrire, lire, et faire pour être dans la conformité…
On nous dénie alors le droit d’établir la littérature qui nous convient. On ne nous accorde, au mieux, et avec condescendance, le vocable d’être des poètes « locaux », signifiant ainsi que les autres ont bien plus d’importance dès lors qu’ils nous viennent de cette nébuleuse de gens déjà reconnus.
Mais reconnus par qui sinon par ceux-là même qui nous oppriment, nous invitent à la régression des actes et de l’esprit ?
Voilà que dans un journal régional, on ouvre une page grandiloquente à une poète venue d’on ne sait où mais qu’on estime grande. Elle dit ce que nous disons, ici et sans attendre, depuis des années. Il nous faut d’ailleurs la remercier de nous octroyer cette crédibilité.
Juste en dessous, sur la même page, on parle d’un poète « local » qui a contribué à réunir une centaines d’enfants pour proclamer leur poème de paix et de bonne nouvelle au roulement de tambours.
On oppose ce qui se rejoint. On scinde. On divise et fait le jeu des édiles absents des deux manifestations.
Entendons-nous : il ne s’agit pas de faire état d’une jalousie de mauvais aloi, mais de souligner cet absurde état de soumission qui éteint la parole de l’autre.
Il n’est pas de grande pensée qui ne se nourrisse de la multitude.
Il n’est pas de découverte, ou d’œuvre qui ne porte en ferment le pouvoir de marquer le siècle.
Il n’y a jamais une partie de l’humanité qui serait autorisée à exister au grand jour tandis que l’autre trimerait dans l’ombre.
Il n’y a pas de petites ou de grandes œuvres, toutes boivent au creuset de l’intelligence dont l’Homme s’est doté en se dotant de rêves et d’utopies.
Qu’y compris dans des mentalités qui se proclament adeptes du progrès, on en soit à accepter de marquer les différences, n’est pas sans inquiéter sur les chances de nos rêves d’égalité et de fraternité.
L’inégalité de traitement des informations, y compris dans les sphères les plus ouvertes à des changements, n’est que le signe d’un assujettissement, d’une soumission à des règles de vie commune dépassées.
C’est au nom de ces distinctions que l’on en viendra à soupeser le poids de vies humaines, non selon l’importance que revêt chacune, mais selon son degré de fortune, de notoriété, de pouvoir.
Il en est qui mènent de grandes existences, dans l’ombre. Ils reçoivent chez eux les plus grands penseurs, les plus éminents scientifiques. Ils bénéficient parfois d’une érudition supérieure à ceux qui leur rendent visite, mais n’en font jamais état. C’est pourtant dans ces rencontres informelles, dans ces amitiés apparemment étranges que peut surgir l’œuvre, entre les doigts du musicien errant.
Ceux là sont les nègres d’ouvrages qui ne porteront jamais leur nom. Ils seront enterrés en secret. Leur avis de décès n’excèdera pas trois lignes, tandis que la mort de l’expert tiendra toute une page.
C’est un principe d’inégalité qui se perpétue. On me dira sans doute, pour vouloir me rassurer, qu’il en est ainsi depuis la nuit des temps. On me rétorquera qu’il n’est pas de solution à ces inégalités de traitement. Que s’en offusquer n’est que mise en avant d’une blessure narcissique.
Mais combien qui meurent de ces flèches. Blessés d’avoir été soumis à des règles édictées par quelque sombre prince, en des temps immémoriaux, ils hantent les tanières de l’humanité, qui, du même coup, en oublie de se poser la question de sa maturité : cette chose inaccessible vers laquelle nous ne pouvons que tendre, sans jamais en atteindre l’essence.
Manosque, 28 mars 2010
©CopyrightDepot.co 00045567