Le héros est pilote d'un avion-taxi. On est dans la grande tradition bédéesque à la Milton Caniff où le personnage sauve le monde entier ou bien une jeune aventurière imprudente. C'est fou comme il y a de héros aviateurs durant les années soixante : Buck Danny, Tanguy et Laverdure, Dan Cooper. Sans compter les médecins volants comme Ian Mac Donald dont j'ai déjà parlé, les sauveteurs de kangourous dans Sandy et Hoppy de Lambil, et je ne sais combien d'autres pilotes qui se découvrent expérimentés une fois aux manettes (je renonce à compter les pilotes improvisés d'astronefs tellement il y en a). Donc... tagada ! le pilote d'avion est le chevalier blanc moderne qui va faire justice partout contre les méchants. Quand ce chevalier blanc ne pilote pas lui-même l'avion, on le montre lorsqu'il descend de l'avion : cela donne le début idéal pour chaque épisode de Doc Justice (le visage de Delon, les muscles de Bruce Lee et les leçons de morale de Bernard Kouchner) dans Pif-Gadget.
Sauf que... ce modèle ne fonctionne plus ou mal à la fin des années soixante. Les lecteurs ne croient plus au vaillant conducteur d'avion, de voiture, d'astronef, de sous-marin ou de cheval, et les auteurs encore moins. Godard va entreprendre de miner le genre en commençant de manière très innocente, dans un style semi-humoristique. Il additionne les gags et surtout les gages de son sérieux : on a de l'humour, le Vieux Pélican, son avion perd sans cesse des boulons ou de l'huile. On est encore dans la parodie des histoires d'aviateurs.
En outre, faits intéressants, notre héros est roux, ce qui est déjà un point positif dans un journal belge. Il n'a pas de houppe, mais une jolie frange qui peut en tenir lieu comme la boucle de Buck Danny. La houppe est important, c'est un signe de rébellion possible. Le héros n'est pas toujours du côté du pouvoir veut-on dire. Et fait intéressant : il fume la pipe ! Ce qui dénote tout de suite un caractère flegmatique et stoïque selon les codes de la bande dessinée (les vilains du Mal qui tue sont les seuls à user de fume-cigarettes, comme je l'ai rappelé précédemment). Il correspond bien au héros standard très rassurant.
Le problème se corse quand dans la série apparaît le souvenir d'un ami d'enfance mort en plein vol alors qu'il tentait d'imiter le héros et de lui rendre hommage en plein vol. Cela devient très très compliqué... On ne doit pas parler de la mort dans un journal pour la jeunesse. L'histoire n'est jamais parue aux éditions du Lombard qui s'est arrêtée au numéro cinq, elle ne le fut que dix ans plus tard en 1982 chez Dargaud qui avait l'esprit un peu plus ouvert. Il y avait pourtant auparavant la possibilité de publier en album cette histoire parmi d'autres histoires courtes qui avaient été elles bien publiées en album. Cette histoire me fait songer au très beau Karabouilla de Wasterlain. On a un personnage qui explique la genèse de sa prétendue vocation à voler dans les airs et défendre veuve ou orphelin, et il le fait sous la forme du deuil. Parce que la vieille bande dessinée sans aucun sentiment était morte.
Mais ce que l'on aperçoit, c'est qu'il s'agit aussi d'une forme de critique radicale de l'industrie de la bande dessinée (même si Godard produira ensuite des bouses immondes que je n'oserai jamais commenter) : le pilote d'avion est une métaphore de l'auteur ou du héros de bande dessinée qui doit continuer coûte que coûte à gagner sa croûte, quitte à perdre des boulons ou à se retrouver en plein désert. Dans le défilé morbide des personnages qui s'éloignent ou dans la démonstration de gestes des gens qui s'agitent tels des vampires autour de l'avion abattu, j'ai envie de croire que Godard interrogeait notre regard. L'histoire est à lire à plusieurs degrés : on se moque des séries d'aviation traditionnelles et cela passe, on commence à parler de la mort ressentie et cela passe moins. Mais ce qui est en cause, c'est le point de vue du lecteur ou de l'éditeur.