Après le défilé des rockeurs lettrés en 2009, le salon Livres et Musique de Deauville avaient promis cette année de rendre hommage à la grande chanson française. Un pari compliqué qui, s'il n'a pas tenu toutes ses promesses, aura tout de même permis pendant 48H à quelques gloires d'humer l'air marin des villégiatures quatre étoiles. Sous les pavés de Deauville, la plage. Avec quelques étoiles immergées, en grattant les bas fonds.
Deauville, son artère principale, son casino, ses mythes (Un homme et une femme, shabadabadabada.. quarante ans déjà) ses jeunes nouveaux riches, ses vieilles rombières liftées, le parfum de la mer, qui vient chatouiller les narines alors qu'on vient de laisser derrière soi les devantures Longchamp et Gucci. Dire qu'ici le temps s'est arrêté n'est pas inutile, lorsqu'on pose le pied sur le tapis déroulé.
En patientant jusqu'aux festivités annoncées, l'ennui (monnaie courante à Deauville, hyperactifs s'abstenir) permet tout de même quelques miracles. On assiste à une intéressante conférence sur l'avenir du livre et comment s'adapter au numérique, tenue par cinq quinquagénaires persuadés qu'Amazon (et son Kindle) reste l'ennemi à abattre, qu'il faut organiser la résistance et s'unir avec, en vrac, du flashcode sur les livres imprimés, des romans écrits pour iPhone (Smart Novel) et du beau contenu sur papier, parce que « c'est sûr, Internet ne tuera pas le livre et que les deux supports peuvent cohabiter ». Bah tiens. Après quinze ans de résistance au changement, nul doute que l'édition sera le prochain dinosaure à faire tomber, peut-être même d'un claquement de doigts. Ici, une journaliste du Nouvel Observateur justifie son billet d'hôtel par l'écriture d'un publi-rédactionnel long comme un tweet, là bas, ce sont des inconnus connus qui se serrent la pogne consanguine, le maire qui fait la tournée des popotes comme en maison de retraite en attendant l'arrivée de Charlie « Saint des Saint » Aznavour. Sur le bord de mer de Deauville, le soleil se couche qu'on n'a pas encore compris qui, des invités ou du public, sera encore vivant demain matin.
Engoncé dans un épais fauteuil du Normandy, son corps usé n'a plus vraiment d'âge. A regarder sa silhouette et ses yeux brillants, on devine aussi qu'il était déjà là avant qu'Anouk Aimée n'installe ses bagages au même hôtel. Gérard Davoust, invité mystérieux, est ici pour accompagner son ami de longue date, Charlie, à recevoir une décoration de plus. Son nom ne dit rien, mais il a - comme on dit - accompagné les plus grands. Les a lancé même, de Charlie à Brassens en passant par l'autre Charlie (Trénet). Davouste, un grand monsieur donc, environ 1 mètre 70 de corps rabougri à l'esprit frais, un vieux ptit bonhomme responsable des signatures Philips, qui découvrira - et signera - Pierre Henry, Magma, Catherine Ribeiro, Alan Stivell, travaillera accessoirement avec Serge Gainsbourg sur sa période dorée (Melody Nelson, L'homme à tête de chou) puis fondera les éditions Chapell, avant de prendre la direction de la SACEM. Désormais président du Hall de la Chanson, Gérard Davoust s'est retiré comme la mer, après avoir connu plusieurs vagues de chanson française. Homme de l'ombre, autant que de souvenirs, Davoust « préfère la théorie de Stockhausen à sa musique », s'étonne qu'en France, contrairement aux autres pays d'Europe, « la musique ne fasse pas partie des matières fondamentales, et, entre deux questions, check ses e-mails sur son iPhone. Un homme de son temps, qui préfère les sentiers aux autoroutes (l'art de la digression...) et connaît l'histoire de la chanson française sur le bout des doigts. En cette fin d'après-midi au Normandy, loin des enluminures et des canapés, c'est cette histoire que je voulais lire, et pas une autre. « Dans la vie, il y a deux sortes de gens : Ceux qui font l'histoire et ceux qui la raconte. Toi, tu creuses ». Creusons.
Bonjour Mr Davouste. Festival de Deauville oblige, on vous associe souvent à certains grands noms de la chanson français, de Trenet à Aznavour. Ce qu'on sait moins, c'est que vous avez également croisé Serge Gainsbourg, un artiste incontournable du catalogue Philips. Comment l'avez-vous rencontré, et sur quels albums avez-vous travaillé avec lui?
Je coupe votre histoire, mais avez-vous vu Gainsbourg Vie Héroïque, le biopic de Joann Sfar?
Oui, ils ont même voulu me le montrer avant, pour deux raisons. Il y avait quelque chose sur Brassens, dans le film, les héritiers étaient inquiets de l'utilisation, ils n'avaient pas compris. La deuxième raison, c'est que la production voulait le regard de quelqu'un qui avait longtemps accompagné Serge. Et j'ai adoré. J'avais une seule réserve, ils ne sont d'ailleurs toujours pas à l'abri de cela, c'est France Gall: son rôle (jouée par Sara Forestier, NDR) n'est pas bien. Mais le film est loin d'être une trahison, je sais que des personnes de l'entourage, comme Charlotte Gainsbourg, n'ont pas souhaité assister à la projection, ce qui n'était pas un désaveu; c'est tout simplement dur à vivre, quand on a connu Serge. Moi-même, les cinq, six, premières années, je ne voulais pas voir son image à la Tv; il m'a fallu du temps pour dépasser cet état; le simple fait de le voir à l'image me brisait. Pour revenir au film, il est réussi de bout en bout, puisqu'ils aient changé la fin, qui est plus conventionnelle. En pré-production, Gainsbourg Vie Héroïque devait se finir sur la scène où Gainsbourg s'envole avec son double, il ne mourrait pas, cela finissait l'histoire de façon admirable, comme une ouverture. Mis à part le fait que Philippe Katerine ne ressemble pas du tout à Boris Vian...
Revenons sur l'histoire "vraie". Notre rencontre intervient au moment où Jean-Claude Vannier est récemment remonté sur scène pour jouer Melody Nelson, où Bashung avait entrepris d'adapter L'homme à tête de chou sur scène. Vous souvenez-vous de la période de création de ces deux disques "maudits"?
Serge, je l'ai accompagné pendant presque quinze ans. A ses débuts, je ne vous apprends rien, il ne vendait pas. Du moins pas sur son nom. Il a commencé à gagner convenablement sa vie, en tant qu'auteur, dès 1964, avec Poupée de Cire, mais l'artiste Gainsbourg ne vendait pas de disques. A l'époque, on avait les moyens de se payer ce genre de luxe (ne pas vendre, NDR), il n'y avait aucune raison d'arrêter la collaboration (avec Philips). Il faisait la musique pour Vidocq (1967), si je me souviens bien. Il devait chanter une chanson dans le film, mais il y a eut un flottement, entre le producteur et l'éditeur. C'est à ce moment là, pour cette raison juridique, qu'on s'est trouvé et qu'on ne s'est plus quitté, pendant longtemps, même si je ne passais pas ma vie en studio. Mon point de vue sur le studio, d'ailleurs, n'a pas beaucoup changé depuis cette époque: je n'aime pas assister aux séances. J'ai toujours souhaité être coupé jusqu'à l'arrivée, car c'est là que j'étais utile, puisque j'entends bien. Ecouter un disque après les sessions, cela permet d'avoir un regard neuf sur l'enregistrement, c'est aussi l'occasion de relever les erreurs que les musiciens occultent lorsqu'ils enregistrent des dizaines de fois le même morceau. Puisque j'étais le dernier maillon de la chaîne, il me fallait garder cette fraîcheur sur les chansons, pour être capable de dire - ce qui n'est jamais très agréable pour les musiciens - ce qui n'allait pas sur telle ou telle partie.
Pour revenir à Melody Nelson, j'avais entendu naître l'idée, donc ce qui arriva sur mon bureau, après les séances, ne me surprit point. Pas même le fait qu'après avoir reçu le refus de Nabokov d'utiliser la trame de Lolita, Gainsbourg ait immédiatement décidé d'écrire sa propre histoire, inspirée du livre... A cette époque, je n'avais rien à dire, si ce n'est manifester mon impatience d'écouter le disque. C'est d'ailleurs moi qui ait monté les éditions de Gainsbourg, Melody Nelson Publishing, à l'époque de l'Homme à tête de chou. L'homme en charge du projet chez Philips, à l'époque, ne comprenait rien à la musique de Gainsbourg. "Je ne comprends pas ce que vous dîtes", déclara-t-il en studio à Serge. C'est ça l'histoire: Quand l'artiste se sent compris, tout est plus simple. Ce fut la même chose avec presque tous mes auteurs, Charles Trénet m'appelait souvent pour me lire ses nouveaux textes. Travailler avec un artiste, c'est une relation du miroir, un miroir qui leur renvoie le vrai reflet sur leur travail. Aznavour le dit aussi, je suis son premier lecteur, qu'il sorte un disque ou un livre.
En creusant votre biographie, on apprend que vous avez su découvrir de grands noms, mais également d'autres moins connus - et donc plus cultes -, tels que Magma, Catherine Ribeiro ou Pierre Henry, tous signés depuis chez Philips. Avec le recul, comment envisagez-vous le concept de « musique commerciale » ?
A ce moment là, Actuel, le journal référent de l'époque, sort un papier où le journaliste accuse Magma de s'être vendu au grand capital, s'être fait rattrapé par le système, etc.. J'étais fou de rage : il avait fallu se démultiplier pour le groupe, inventer des concerts de douze heures à la Gaieté Lyrique, tout inventer. Et le papier d'Actuel, vous l'avez compris, était destructeur pour le groupe. J'ai donc demandé à Yves Simon, un copain qui travaillait de temps en temps chez Actuel, de m'amener le journaliste en tête à tête. Le déjeuner se passe, je lui rentre dans le lard: "Vous êtes payé, vous, pour écrire vos papiers tous les mois? Vous croyez que Magma travaille dans un supermarché? Vous croyez pas que c'est un peu limité pour eux de jouer pour vous et vos copains, pour éviter ainsi d'être repris par le système?" Le journaliste ne comprenait pas pourquoi le groupe avait signé chez Philips, et je l'ai insulté à ma manière en le comparant à Michelle Arnaud, une ancienne chanteuse qui présentait une émission de variété conservatrice, étriquée, bourgeois : "Vous savez, vous êtes pire que Michelle Arnaud". Ca m'a fait un plaisir fou, il n'aurait pas pu se sentir plus humilié.
Le grand discours des musiciens actuels consiste à dire qu'ils ont plein d'idées mais n'arrivent pas à vivre de leurs musiques. En affirmant cela, ils insinuent que les choses étaient différentes dans les sixties. Vous êtes en train de me démontrer que les choses ont finalement toujours été ainsi, non?
Bien sûr... Ecoutez, il faut que tout ces gens là lisent Adorno.
Vous citez Adorno... Alors là, total respect.
Mais j'ai passé ma vie à citer Adorno! Ayant commencé ma "carrière" voila bien longtemps, j'ai vu arriver le poids des industries culturelles. Lorsque je vous raconte ces anecdotes sur Magma, on est encore dans un système industrielle, ne serait-ce que parce qu'il visait à la reproduction multiple, et qu'il était dès lors soumis aux lois du marché. Quelques années après ça, j'ai vu le poids de l'industrie culturelle arriver. Et c'est comme ça que j'ai quitté le disque pour partir dans l'édition.
Pourriez-vous dater ce moment clef, celui où l'industrie du disque bascule?
Le moment juste avant, nous n'étions pas encore dans la contrainte, la seule étant d'avoir des morceaux qui marchent, en prenant le temps nécessaire pour y arriver. Et bien sûr, ne pas laisser partir les talents, chez la concurrence.
Si je pousse votre raisonnement, la radio libre de 1981 annonce finalement Internet, et que ce genre de fragmentation médiatique tue la musique?
Bien sûr. Le moule culturelle que proposait - imposait - la radio dans sa programmation incroyable a disparu. En tant qu'auditeur, qui m'a apporté la richesse? C'est l'ORTF, qui diffusait alors des choses très différentes. J'étais assez solitaire, j'écoutais la radio toute la journée depuis l'âge de 6 ans, on y présentait tous les auteurs avant de passer le disque - chose qui ne se fait plus désormais. Présenter les chanteurs come Gréco ou Dalida, Ok, mais à mes connaissances ces artistes n'ont jamais composé une chanson.
Vous parlez de l'influence américaine sur vos choix, en tant que - pardon - éminence du vieux business musical. Une personne telle qu'Ahmet Ertegun, (fondateur et patron du label Atlantic qui aura signé, en vrac, Led Zeppelin, Stevie Wonder, Coltrane, CSN&Y, Polnareff...) vous a-t-elle influencé, pour la qualité et diversité de ses choix artistiques?
C'était l'idée de porter vos artistes, non?
Oui, mais en même temps de porter des gens qui sont plus grands que moi! (Sourire)
Comment expliquez-vous la transition entre la fin des années 70, période de naïveté commerciale, le modèle des années 80, où l'argent devient roi, et aujourd'hui où plus personne ne gagne d'argent ? En d'autre terme, comment le monde de la musique a-t-il évolué, sur les 30 dernières années ?
Les choses n'arrivent jamais sur la base d'un seul facteur, d'une seule cause. Concomitamment, vous avez d'une part l'arrivée des radios libres et d'un modèle finalement plus contraignant, de l'autre, on voit la naissance d'un nouveau support, le Cd, qui possède à peu près toutes les tares - et l'on s'en rendra compte plus tard. La première des tares, c'est sa présentation. L'argument de l'époque, c'est le coté pratique du Cd, le fait qu'il prenne moins de place dans les étagères. On trouvait que c'est bien, et en même temps, c'était une manne pour les maisons de disque, puisque chacun reconstituait sa discothèque sur un nouveau support - mais avec une qualité moindre, c'est indéniable.
Parallèlement, l'amorce de la crise naissante force à élever le coût de la promotion des disques. La promotion est arrivée avec l'image, au début des années 80, et du clip. Dès lors, chaque major devait concevoir des clips pour des artistes qui désirent leur Cécile B. 2000, et chacun se retrouvait à payer plus cher pour faire la promo d'un disque qui avant nous aurait moins cher! Ce décalage nous conduit à aujourd'hui, à des débats sur le rapport entre le nombre de clics et les bénéfices d'un artiste. Peut-être suis-je de la vielle école, mais je ne vois pas comment on peut, de cette façon, monétiser le travail d'un artiste.
Le dernier que j'ai aperçu flamboyer l'espace d'un instant, il venait d'être engagé chez Sony-BMG et sortait de Polytechnique en étant passé par Danone... forcément, il savait tout. Je le croise un jour, sur les Champs Elysées, l'air fatigué, il me dit: "Ah! Je suis crevé, j'ai pas dormi cette nuit, je viens de terminer les derniers mixs avec Bruel.". J'ai fait un pas en arrière, lui répondant: "Ah bon? On prend des polytechniciens pour faire de la direction artistique, maintenant? Il me répond: "Mais tu comprends pas, il faut être partout désormais. Et puis c'est un type formidable, Patrick...". C'était en 1985. Ces types sont tous devenus des groupies, dans le mauvais sens du terme. Dans le milieu, on appelait ça la "maladie", il y a déjà 40 ans: Dans le métier, y'avait deux sortes de gens, par exemple le directeur financier classique, qui aurait pu travailler dans le disque comme dans un autre secteur, et puis le directeur financier qui donnait son avis sur tout et n'importe quoi : la prestation du chanteur hier soir à la Tv, la robe de la chanteuse, etc... Au départ, ces gens là ne restaient pas dans l'industrie, puis ils ont finalement pris la place des directeurs artistiques, en dévastant le milieu.
La jeune garde des patrons de majors, les Pascal Nègre (Universal), Valéry Zeitoun (AZ), Marc Thonon (Atmosphérique) vous connaissent-ils? Connaissent-ils votre histoire?
Oui... Vous avez cité les bons, on pourrait sûrement rajouter Olivier Caillart (Barclay), qui fait moins de bruit que les noms sus-cités. Je ne fréquente pas trop ces milieux: je ne joue pas aux coups de poker, je ne me fous rien dans les trous de nez... Si je pense à leur devenir, je leur dirai d'être prudent. Mais mon passé, ils s'en foutent, ça ne les passionne pas, et à la limite c'est normal: Je vous relate ici une histoire qui est déjà écrite, eux sont sensés écrire la nouvelle.
Le site officiel du salon de Deauville.
Remerciements: Loraine Adam, Laetitia Daget, Hilaire Picault