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Pourquoi je ne suis pas d’accord avec Jean

Publié le 08 mai 2010 par Espritvagabond
Moi et l’actualité politique ou Hésitations vagabondes.
J’avoue avoir hésité avant d’écrire ce qui suit. Je n’ai pas hésité à exprimer mon opinion sur la question – je n’hésite jamais à émettre mes opinions en général – mais je ne savais pas si ce genre de choses avait sa place sur ce blogue, qui ne commente que très rarement l’actualité – une chose si éphémère. Soyons cynique, puisque je fais partie de cette partie de la population votante québécoise cynique (à en croire un récent sondage) et disons que l’actualité politique est souvent décourageante et ma foi, assez triviale, quand on a perdu espoir en la classe politique actuelle, qui se contente de poursuivre des buts et intérêts personnels et privés plutôt que de faire ce pourquoi elle est censé exister: œuvrer pour le bien commun.
Jean comme prétexte.
Il y a quelques semaines, sur Facebook, mon ami Jean a publié un bref commentaire. Je le reproduis ici, mais le mets en contexte: Il s’agit d’un texte de quelques mots, sans explication ou argumentation développée, alors on le prendra pour ce que c’est : l’expression d’une humeur du moment. Comme je me sers de Jean pour exprimer mon opinion, je lui répondrai donc directement, mais on comprendra que je réponds à tous ceux qui défendent cette position sociale du même coup.
«Jean est à « boute » d’entendre les médias et les gens parler contre le budget. Comment pensez-vous que notre système de santé coûte? Si vous n’êtes pas content, aller vivre ailleurs et vous vous rendrez compte que ça vous coûtera pas mal plus cher. Tout le monde utilise le système de santé, pourquoi les gens plus en moyen ...devraient payer plus? Ces gens n’ont même pas le temps de l’utiliser car ils travaillent trop.» *
Plusieurs éléments de ce commentaire m’ont interpellé. Et fortement. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas l’idée d’être pour ou contre les mesures annoncées par le gouvernement dont je parle, mais des conséquences et des opinions qu’elles soulèvent dans la population, et dans mon cercle d’ami.
Même si c’est l’expression de l’humeur du moment, le commentaire de Jean m’a fait réfléchir sur ma propre position face au budget en question. J’éviterai de rappeler toutes les mesures dudit budget – les lecteurs intéressés les connaissent déjà. Toutefois, je me permettrai de souligner deux aspects qui sont pour moi les points importants de ce budget et qui démontrent l’orientation que l’on a décidé (unilatéralement) de donner à la société québécoise avec ce budget. Ces deux points concernent évidemment la santé (contribution de capitation) et l’éducation (dégel des frais de scolarité).
Et je sais bien que comme c’est un commentaire de l’humeur du moment, il n’exprime pas réellement l’ensemble de l’opinion de Jean sur le budget. Il est peut-être totalement pour ou partiellement contre pour ce que j’en sais; une fois de plus, je le cite comme prétexte à ma réflexion et comme prétexte pour stimuler la réflexion sur les choix sociaux au-delà de ce budget.
Une famille en santé.
Je souligne d’abord l’élément le plus important du commentaire de Jean : «Si vous n’êtes pas content, aller vivre ailleurs et vous vous rendrez compte que ça vous coûtera pas mal plus cher.»
Justement, Jean, si on est ici, au Québec, ça veut probablement dire qu’on ne veut pas être ailleurs. Si je voulais d’un système à l’américaine, je pourrais aller aux Etats-Unis. Si, d’un autre côté, une majorité de québécois est en faveur de ces changements en faisant un choix de société éclairé, alors je me rangerai du côté de la majorité. Mais pour le moment, je n’ai vu aucun débat de société sur la question, je n’ai vu qu’une décision unilatérale d’un parti à peine majoritaire au parlement, et qui a été élu par 22,5 % de la population ayant droit de vote aux dernières élections.**
On est très très loin, tu en conviendras, d’un choix de société.
Je continue: «pourquoi les gens plus en moyen ...devraient payer plus? Ces gens n’ont même pas le temps de l’utiliser car ils travaillent trop.»
Ce commentaire illustre (heureusement) que Jean et sa famille n’ont pas eu besoin d’utiliser beaucoup le système de santé. Je dis heureusement, car la dernière chose au monde que je te souhaite, Jean, c’est d’avoir à utiliser le système de santé. Car, contrairement à ce que ton commentaire laisse croire (et qui est souvent repris par les tenants de la droite), l’utilisation du système de santé ne relève pas d’un choix. J’ai eu le bonheur moi-même jusqu’à maintenant de n’avoir qu’à utiliser le système minimalement. Je n’ai pas de médecin de famille, ma dernière visite dans le système remonte à une double infection jumelée à des brûlures il y a plus de deux ans, et ma visite d’avant, je ne me souviens pas à quand elle remonte. Je paye moi-même pour mes vaccins en cas de besoin avant des séjours à l’étranger – même quand ces vaccins ont été nécessaires en 2004 avant un séjour de coopération international bénévole. Et je paye ma contribution au régime d’assurance médicament plus cher que ce que je coûte en occasionnels médicaments au système. Loin de me plaindre de cette situation, je me trouve chanceux et espère l’être encore longtemps. Mais je sais que ce ne sont pas tous les québécois qui sont aussi chanceux que moi. Et pour avoir vu ce qui se passe «ailleurs» quand les gens moins nantis sont souffrant mais n’ont pas accès à un système de santé, je ne voudrais pour rien au monde que le système québécois s’oriente vers ce genre de société.
Une famille éduquée.
Concernant les frais de scolarité, les arguments sont similaires et me permettent une petite parenthèse historique qui fera peut-être réfléchir Jean.
Car si Jean peut se permettre des opinions un peu plus à droite concernant le budget et le système de santé, c’est d’une part parce qu’il a les moyens financiers de contribuer à ce montant fixe décrété par le budget sans que ça n’influence grandement son niveau de vie. C’est, sans qu’il ne s’en rende compte, déjà un luxe que plusieurs citoyens n’ont pas. J’ai la chance d’être dans la même position que Jean, c’est-à-dire que ce ne sont pas 200$ par an qui vont m’empêcher de survivre ou de manger à ma faim ni même d’aller au cinéma (Évidemment, lorsque ce montant grimpera, ça sera une autre histoire).
Or, la situation familiale de Jean vient en partie de ses efforts pendant des années à d’abord obtenir des diplômes à l’université et dans un ordre professionnel, puis ses efforts dans les diverses entreprises où il a œuvré comme cadre professionnel. C’est tout à son honneur d’avoir atteint le niveau professionnel et social qu’il a atteint jusqu’à maintenant. Il ne faut toutefois pas oublier que la société qui a permis à Jean de se développer personnellement et professionnellement, c’est justement cette société que ce budget remet en question.
Nous venons, Jean et moi, de deux familles modestes similaires, de la même ville du Lac St-Jean, qui avaient de quoi bien vivre sans beaucoup d’excédent. Nous étions, chez nous comme chez Jean, quatre enfants, dans une famille de la classe moyenne au moment où celle-ci commençait à apparaître. Si, dans la société où mes parents nous ont élevés, il avait fallu payer beaucoup plus pour des soins de santé, payer une contribution de 200$ par an (et n’allez pas imaginer que ce montant ne grimpera pas dans le futur ***) et un ticket modérateur en plus, alors mes parents n’auraient définitivement pas été dans la même situation financière qu’ils ne l’étaient. Idem chez Jean. Si on ajoute à cela des frais de scolarité plus élevé (et le budget actuel fait état d’un sérieux dégel à ce niveau), alors même avec des prêts et bourses bonifiés, je ne pense pas que nous aurions pu, ni moi ni Jean, aller à l’université. Ça aurait été malheureusement réservé à nos amis fils et filles de médecins, de ministres, d’avocats, de notaires ou de comptables agréés de l’époque, qui étaient membres de l’élite, de la classe moyenne-élevée. Résultat; il y a fort à parier que Jean et moi n’aurions pas le diplôme universitaire qui nous permet de regarder ces mesures avec la froideur de celui qui sait que sa subsistance n’est pas en danger.
Il y a également fort à parier que dans cette société où nous n’aurions pu étudier pour pouvoir ensuite profiter d’un meilleur niveau de vie et de meilleures perspectives d’emploi, le discours de Jean serait tout autre aujourd’hui. Qui sait s’il ne serait pas de ceux qui parlent aujourd’hui contre le budget en question? Qui sait si un travail plus physique et de moins bonnes conditions de vie ne l’aurait pas obligé à utiliser un peu plus le système de santé qu’il ne l’aurait voulu?
Mais non. Aujourd’hui, heureusement, même avec un dégel des frais de scolarité, Jean, tu auras les moyens financiers d’assurer une éducation de qualité à tes enfants. C’est paradoxal de croire que le système qui a permis ton éducation et ton élévation sociale ait fait de toi quelqu’un qui peut se passer de ce système.
Personnellement, je n’ai pas oublié les angoisses financières épisodiques de mes parents – même si nous n’avons jamais manqué de rien et qu’ils se sont privés plus d’une fois pour s’en assurer – et j’imagine que des milliers de familles similaires aux nôtres d’il y a 30 ans sont dans la même situation aujourd’hui.
Et parce que je suis reconnaissant et heureux que les dirigeants et la population de l’époque aient fait un choix social qui a permis à trois générations de québécois de se développer, je ne vois pas comment je pourrais, moi, l’enfant privilégié de ce choix social, faire un choix différent.
Autre paradoxe (personnel, mais évocateur, il me semble): Je suis celui de nous deux qui n’a pas d’enfants et qui devrait vouloir profiter au maximum du système et se foutre totalement des générations futures.
Les mines d’argent.
Je termine sur l’argument clé des tenants de ce budget: l’argent. Jean souligne d’ailleurs : «Comment pensez-vous que notre système de santé coûte?»
Tu as raison. Le système coûte cher, et coûtera plus cher avec le temps. Je ne suis pas un illuminé qui pense que l’état providence doit tout faire sans taxer personne. La preuve, je suis tout à fait d’accord avec les augmentations annoncées de la taxe de vente du Québec. En fait, mieux que ça, j’étais en faveur de cette augmentation dès 2006, lors de l’annonce des réductions de la taxe sur les produits et services. La TVQ, dans sa structure actuelle, est une mesure beaucoup plus juste (socialement) que la contribution de 200$ de capitation annoncée, en ce sens que passé les biens essentiels, les achats de luxe sont des choix personnels et sont donc taxés directement (et proportionnellement, tu noteras) au niveau de ces dépenses.
En réalité, outre le fait que ce budget fait des choix unilatéraux qui modifient profondément les choix sociaux faits au Québec dans le passé sans que le débat social n’ait eu lieu, le problème majeur de ce budget est de faire croire à la population québécoise qu’il n’y avait pas d’argent pour financer le système. L’argent, pour le financement, il est là pourtant. En fait, il était là, puisque le même gouvernement nous annonçant qu’il n’y a plus d’argent est celui qui nageait dedans au point d’accorder des faveurs fiscales et des importantes réductions d’impôts aux plus nantis et aux grandes corporations. (Citons par exemple l'existence d'une exemption d’impôts des employés de grands centres financiers internationaux, qui fait économiser des dizaines de milliers de dollars à chaque contribuable employé de ces très grandes entreprises. Et je parle de gens qui font certainement beaucoup plus de revenus que Jean, mais qui le font à l’abri de l’impôt – pas socialement très juste, ni justifiable, comme mesure. Pourquoi, Jean, payerais-tu pour ces gens bien nantis?).
L’argent était là, mais le gouvernement minoritaire de l’époque l’a utilisé pour des mesures électoralistes afin de remporter une majorité de siège à des élections judicieusement déclenchées.
Je ne parlerai même pas de la corruption, ou des millions (milliards?) qui ont coulées dans les chantiers de constructions financés par le secteur public suite à la collusion organisée de ce milieu depuis des années. Et je ne parlerai pas des millions de dollars de bonis versés par des sociétés d’état ou des entreprises reliées à l’état (comme la Caisse de dépôt, tiens) même quand les dirigeants obtiennent des résultats lamentables. Et doit-on parler des bonis faramineux (on parle de dizaines de millions de dollars par personne, annuellement) versés par des entreprises privées à leurs dirigeants (souvent de passage) alors que ces mêmes entreprises profitent de subventions gouvernementales sous diverses forme années après années?
L’argent est là. Mais le choix social du budget actuel est de le garder dans les poches où il se trouve et d’aller chercher ce qui manquera dans le futur dans les poches de ceux qui n’ont ni les moyens financiers de s’organiser, ni les moyens de faire du lobby, ni les moyens de contribuer généreusement à la caisse d’un parti pour s’exprimer «démocratiquement», ni souvent les moyens intellectuels d’exprimer pourquoi ils trouvent tout ce que je viens d’énumérer injuste, faute d’avoir eu la chance que nous avons eu, toi et moi, de naître dans une famille éduquée (une rareté à l’époque de nos parents) et faisant la promotion de cette éducation, heureusement accessible.
Conclusion: un avenir sombre pour un passé trop réussi?
Voilà, en quelques arguments, finalement, pourquoi je suis contre certaines mesures annoncées dans ce budget. Car aujourd’hui, on parle de 200$, demain on parlera de 500$, puis de 1000$. Peut-être que pour ta famille, Jean, ça n’aura pas d’influence sur ce que vous mangerez pour souper, ou à quelle université étudieront tes enfants, mais pour la majorité de la population du Québec, ça aura une importance vitale sur leur avenir et l’avenir de leurs enfants.
Et pour ceux qui pensent que j’exagère, regardez bien les frais de scolarité des universités à l’avenir. Ce dégel annoncé ouvre déjà la porte à des initiatives d’élite, comme le choix de McGill de charger désormais près de 30 000$ pour son programme de MBA malgré les amendes annoncées par le gouvernement dans ce cas. Trop tard, l’idée prend sa place et cette idée vient du budget-même. Aujourd’hui le MBA de McGill, demain le baccalauréat de l’UQAM…
Car, une fois le choix social fait, les portes ouvertes, on ne reviendra pas en arrière pour les refermer. Les bien nantis qui en émergeront y veilleront, pour leur bien. Ce qui se passe «ailleurs» nous le démontre d’ailleurs très bien, pour peu que l’on voyage et que l’on observe ce qui se passe dans les sociétés «ailleurs».
Jean, dis-moi que tu réalises que si ça avait coûté, en seuls frais de scolarité, 30 000$ par an pour faire notre baccalauréat, (puis autant pour ta maîtrise), aucun de nous deux n’aurait pu étudier à l’université et que ta famille serait dans une toute autre situation aujourd’hui. Comme je t’aime beaucoup et que je suis fier de toi – et que je serai très fier de ce que vont accomplir tes enfants, je n’en ai aucun doute – je me dis que ça aurait été une grande perte pour notre société que tu n’aies pas eu ces opportunités.
Je pense que c’est la même chose pour tous les jeunes québécois qui formeront la société de demain et qui se trouvent dans la même situation que celle où nous étions, toi et moi à leur âge, avec leurs parents qui font leur possible pour tenter d’offrir le meilleur à leurs enfants.
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Notes
* Copié-collé de la page profil Facebook de « Jean ». Commentaire publié le 1 avril 2010. « Jean » est un pseudonyme, car mon ami a refusé d’être identifié dans le présent billet – Jean n’a eu que trois commentaires à son énoncé sur Facebook. Les trois étaient en accord avec sa position. J’ai voulu commenter moi-même, mais comme vous le voyez ici, mon argument était un peu long et j’ai jugé que la page Facebook de Jean (et Facebook en général) n’était pas le lieu pour ça.
Le fait que le pseudonyme de mon ami soit le prénom du premier ministre du Québec - ardent défenseur de ce budget - n'est que pure coïncidence.
** Aux élections provinciales du 8 décembre 2008, le parti Libéral a remporté 66 sièges, soit 3 de plus que les 63 assurant une majorité absolue. Le parti Libéral a remporté 42,08 % des voix exprimées. 46,57 % des électeurs inscrits n’ont pas voté. [Données tirées des archives du site Internet du Directeur Général des élections, le 7 mai 2010].
*** Rappelons, à titre d'exemple, que la contribution à l'assurance médicament, fixée au départ à un montant de 275$ par contribuable, ne devait être qu'indexée au coût de la vie. En 2009, selon l'indice d'inflation de 1996 à 2009, cette contribution aurait donc été de 325$ par personne. Elle était de 577,50$ par contribuable. (Données tirées de la Loi sur l'assurance médicament du Québec. Calculs basés sur l'indice des prix à la consommation de la Banque du Canada).
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