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Baudrucheries

Par Deathpoe

J’avale un cachet de codéine avec une gorgée de bière et il y a une famille parfaite en face de moi. L’exemple du rêve français, si tant est qu’il ait jamais existé. Le mari, chemise parfaitement repassée, sans un seul pli, avec par-dessus un gilet noir bien ajusté. A côté de lui, sa femme, note des choses dans un carnet et parle d’art, certaine qu’on l’écoute. En face, leur fils, chemise dont le col sort d’un pull presque trop sobre; une coupe de cheveux typique des adolescents actuels; longs façon un peu rebelle bourgeois, façon lego, façon typique qu’on trouve à toutes les sorties de lycée.


Elle sourit naïvement en montrant ses notes tandis que son fils lit un livre, ou fait semblant de le lire. En plus, il est épais et c’est écrit tout petit. Soudain, il sort ce qui lui servait apparemment de marque-page, un contrôle surprise d’anglais auquel il a eu une excellente note, évidemment. Ils ont chacun fini leur chocolat chaud et leur gaufre à la chantilly et la mère lui demande s’il veut aller aux toilettes avant de partir, comme s’il n’était encore qu’un jeune enfant dont l’on veut s’assurer qu’il ne posera pas de problèmes pendant le chemin du retour.
Le plus intéressant des trois reste le père. Il regarde constamment ailleurs, l’esprit peut-être égaré entre son travail et le fait qu’il n’ait plus rien de plus à accomplir sur cette terre. Lorsqu’il se dirige lui aussi vers les toilettes, ses fines chaussures font comme un bruit de tic-tac sur le carrelage. Il a des cernes, le temps passe.
Je commande une autre bière et, alors qu’il aurait pu me jeter un regard méprisant, il semble être intrigué, voire envieux. Il s’ennuie, ça pue à des mètres à la ronde, et cela est à son comble lorsque sa femme va elle-aussi aux toilettes. Il n’a rien à dire à son fils. Celui-ci continue de lire, ou de faire semblant. En apparence, l’enfant modèle, déjà parfaitement intégré dans le moule; ou alors, il soutirera bientôt de l’argent à ses parents pour aller s’acheter de la coke, le shit des riches.
Le père examine les lieux et me regarde écrire, alors que je m’enfile un autre cachet, pour les réserves d’énergie. Je songe à Kerouac et à ses dingues traversées de l’Amérique, d’est en ouest. Lui doit peut-être penser au temps qu’il a perdu en travaillant et en mettant méthodiquement au point sa petite famille parfaite: chacun va aux toilettes par mesure de précaution; on parle d’art et de bonnes notes.
On est artificiel dans la poudre aux yeux. Le miroir doit être vide. L’heure est importante, ils vont au cinéma ensemble. La petite sortie en famille. Le père me fait de la peine. Il a la voix traînante, des cernes sous les yeux et des obligations dans la main. Au bout des doigts, quelques poussières de rêves oubliés depuis longtemps.
Pour la peine, je commande un autre demi pour n’être que satisfait de ce que je souhaite construire. C’est-à-dire, rien de tout cela. Pour une fois, je me serein et parfaitement à place, flottant légèrement entre mon esprit et la réalité, m’extirpant de celle-ci en coulant à l’intérieur de moi-même. Parfaitement à ma place, aussi bien que dans ses bras ou entre ses cuisses; aussi bien que dans la voiture en déboulant sur une départementale. Aussi bien que l’avenir ne me semble, à cet instant, pas autant diabolique que d’ordinaire. Prends ça comme ça vient, comme ça bien. On peut varier les échecs, les espérances n’en seront que plus grandes et nos réussites plus savoureuses. Les arbres font face au vent, à la grêle et à la pluie grise. Cependant, il reste et attendent la floraison. Et ainsi de suite.

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