Fébrile, j’avalais les bulles de mots (même pas une page par sujet parfois) et comme pour tout ce qui s’avale rapidement, je me demande à cette minute, quelles empreintes a laissé ce livre sur moi. Sans erreur, j’y ai nettement vu deux parties : le « pendant », ses pieds dans la terre de Port-au-Prince, le « après », ses pieds remarchant sur une voie organisée.
La partie « Pendant »
J’ai découvert jusqu’à quel point Dany Laferrière sait démanteler les instants, pour nous les passer comme des clichés qui défilent et défient nos yeux. C’est ce que je désirais ; être là. Il m’y a amené et j’en ai eu les larmes aux yeux. Non pas pour la tragédie qui bouleverse l’être mais pour ma reconnaissance qu’il m’ait prêté le regard particulier de celui qui ne court pas le sensationnalisme, de celui qui donne priorité à la vie, de celui qui fait tomber l’événement sur ses pattes. Je vois comme une chance inouïe d’avoir vécu au même moment que lui cette minute fracassée en 60 secondes longues comme si la terre se secouait pour se casser. Ébranlée d’entendre moi aussi le son prolongé du silence qui a remplacé l’écho de la catastrophe. J’avais besoin de son regard de cet amant fervent d’une terre mais à l’œil resté détaché, aucunement ému par automatisme. Ce qui lui donne un regard intelligent, lucide, qui s’ouvre encore plus grand à la vie devant la mort.
Cet homme a su donner un rythme à son récit, découpant ses souvenirs en plusieurs diapositives projetées dans un phrasée poétique qu’il boucle comme autant d’histoires en soi. Il a lâché ses impressions par petites bribes titrées, qui m’apparaissaient contentes de se libérer des murs de ses méninges. Ça, je l’ai senti. J’ai vu une fébrilité à donner ses impressions, comme le photographe effrayé de la possibilité de les voir s’engouffrer dans la mémoire de l’oubli. C’est là que se voit à nu son âme de journaliste, l’âme de celui qui s’aime témoin pour laisser le haut parleur exprimer la beauté du survivant, qu’il était déjà avant de survire encore.
La Partie « après »
Le ton change quand il revient à son agenda. J’ai tombé dans un gouffre, j’ai dû me relever pour m’adapter, peut-être autant qu’il a dû le faire, qui sait. J’ai pensé avoir perdu le fil, j’ai eu honte un instant de mon désir qu’il reste là-bas pour que j’y demeure encore un temps.
Après une transition de quelques pages qui m’ont fait perdre la notion du temps qui file vite (en même temps que l’auto), j’ai plongé dans le cœur de sa réflexion. Je l’accompagnais de nouveau. Nous n’étions plus dans l’observation mais projetés au fil d’arrivée, en vivants vibrants, après une course où les jambes tremblent encore, et bat trop vite le cœur. Après l’étape des observations (première partie), vient l’étape de les laisser tomber en aiguisées conclusions, pour les lancer avec précision, ou les tirer droit sur la cible.
Cette réflexion profonde sur un sujet complexe m’a impressionnée. Je l’ai lue les yeux écarquillés, autant que l’esprit. On n’a pas réfléchi à moitié ici, pensez à l’éditorialiste amusant que peut être Dany Laferrière, et rajoutez-y l’urgence du cri.
À la lecture de ce récit, au mieux, vous apprendrez beaucoup, au pire, vous réfléchirez beaucoup, mais une chose est certaine, l'indifférence est exclue.
Tout bouge autour de moi, Récit, Dany Laferrière, Mémoire d'encrier