L'euro ne baisse pas suite à une conjuration internationale mais bien parce que, après la tragicomédie grecque et celles qui sont programmées, il a perdu la confiance des investisseurs. Une devise équivaut à la confiance qu'inspire son émetteur. Le marché est aveugle, mais son verdict est juste et sans appel : comme avant – quand le monarque altérait la teneur en métaux précieux de la monnaie –, aujourd'hui, il se détourne du papier monnaie lorsqu'il sent que sa valeur est également sujette à caution. Et ni la taille d'un pays, ni la solidité de son gouvernement, ni ses ressources naturelles n'y changeront rien. C'est pourquoi le franc suisse est une devise infiniment plus recherchée que le rouble. Dans laquelle de ces deux monnaies préféreriez-vous être payé ou remboursé d'une dette ?
L'euro est une monnaie formée par l'association de 16 devises préexistantes, mais toutes de poids différents. Ainsi l'euro est plus mark allemand que tolar slovène ou escudo portugais. L'entité qui l'émet, la Banque centrale européenne ayant son siège à Frankfort, est relativement indépendant des politiciens des pays formant la zone euro, beaucoup plus que la Banque d'Angleterre ou la Fed américaine vis-à-vis de leurs gouvernements respectifs. Une indépendance qu'a défendue bec et ongles son ancien gouverneur, quand le gouvernement allemand vert-rouge de Schröder voulut manipuler à son goût et à son profit la monnaie commune.
Grâce à cela et à la prudence observée depuis le début de la crise, l'euro se vit réévalué sur les marchés, où il flotte librement en compagnie d'autres devises appréciées des investisseurs comme le dollar, le yen, le franc suisse ou les dollars canadien et australien. La force de l'euro, qui provoqua tant de soucis pour les exportateurs allemands lors de la dernière décennie, n'était pas due à la décision unilatérale d'un chancelier allemand ou d'un Président de la République française pour qu'il en soit ainsi, mais bien grâce à la confiance gagnée auprès des marchés. La BCE a fui tout aventurisme monétaire. Il a bien augmenté la masse monétaire, mais pas autant que ses collègues britannique ou américain, qui se sont mis à faire tourner la planche à billets comme des possédés. Et il n'a pas encore monétisé la dette souveraine des États qui composent la zone euro, comme l'a fait la Réserve fédérale américaine. Alors, avec un aussi bon bulletin, pourquoi les investisseurs « attaquent » l'euro ? Sont-ils entrés dans une conjuration au sein de Wall Street pour en finir avec la rêvée devise pan-européenne ?
D'abord, l'unique conjuration réelle et démontrable est en réalité celle des gouvernements – convertis en véritables junkies de la dette – contre les contribuables. Ensuite, les investisseurs n'attaquent rien ni personne, ils achètent simplement ce qu'ils croient devoir s'apprécier et vendent ce qu'ils estiment devoir se déprécier. Tout le monde ferait de même. Et enfin, ces investisseurs ont commencé à se défaire de leurs euros parce qu'ils n'arrivent plus à faire confiance dans les gouvernements européens et leurs manœuvres pour sauver les États insolvables, comme la Grèce qui a dépensé ce qu'il n'avait pas, en se faisant prêter l'argent pour payer les dépenses courantes d'une administration éléphantesque.
L'investisseur – qui ne porte ni haut-de-forme ni ne fume cigare mais qui représente la première des personnes normales ayant un peu d'argent dans un fonds de placement – est un être très craintif. S'il suspecte qu'un trou grec va l'avaler en même temps que des tonnes d'euros, il s'enfuira en courant, de la même manière qu'il a fui le dollar, il y a deux ans, lorsque Bush mit la main dans la caisse pour sauver les banques hypothécaires et d'investissement. Pour savoir s'il faut avoir peur ou non, les investisseurs se fixent sur les fameux ratings des agences de notation ; mais pas seulement, parce que ces agences ratent leur coup encore plus souvent qu'un fusil de foire d'attractions, et pas vraiment par excès de pessimisme, bien au contraire.
Il est ainsi plutôt choquant de voir, par exemple, l'Espagne – avec plus de 20% de chômage, une économie à l'arrêt, les recettes fiscales compromises (alors qu'il s'agit de la garantie que présente un gouvernement quand il demande un prêt aux investisseurs), une dette publique supérieur à 50% du PIB et dépensant plus de 11% de ce qu'il gagne – conserver une excellente note chez Moody's et Fitch et une bonne chez Standard & Poor's (qui vient de la baisser au grand dam du gouvernement espagnol). Mais souvenons-nous que ces mêmes agences accordaient également la note maximale à Lehman Brothers quelques jours encore avant sa spectaculaire cessation de paiement. Les notations d'agences – qui, comme on le voit, ne sont que des indicateurs relativement faibles – ne représentent cependant qu'une partie infime des informations qui arrivent aux investisseurs. Le reste se compose des médias, du flair et du bon sens, le plus précieux des sens pour tous ceux qui manipulent de l'argent.
Quand ils voient à la télévision que des vandales assassinent trois employés d'une succursale de leur banque, quand un journal découvre un nouveau réseau de corruption, quand court la rumeur que la police limite ses patrouilles parce que le budget carburant a été rogné, les investisseurs, comme le ferait n'importe qui, prennent l'oseille et se tirent. Et c'est ce qui se passe avec l'euro. Si l'idée se renforce que le Portugal va suivre prochainement le sort de la Grèce, ou que l'Espagne va souffrir en juillet au moment d'honorer les échéances, la première a souffrir est la monnaie de cours forcée de ces pays. Si, en plus, il s'avère que le Pacte de stabilité, ciment même de la zone euro, se révèle chaque fois plus n'être qu'un torchon, les acheteurs d'euros cesseront de l'être pour se transformer en vendeurs. Moins désiré, l'euro continuera donc à perdre des plumes face aux autres monnaies.
Le cas grec a établi un précédent. L'enseignement retiré par le monde est que si un État européen est endetté jusqu'au cou – la Grèce – un autre – l'Allemagne – viendra couvrir cette dette avec ses propres fonds, extirpés de la poche de ses contribuables, ou pire, tirés d'une nouvelle dette. Et il le fera, en plus, en euros sonnants et trébuchants dans une opération qui s'apparente plus à une opération visant à couler un navire chargé de lingots d'or au-dessus de la fosse des Mariannes qu'à autre chose. Une contamination à travers toute la zone euro du poison du surendettement de certains pays européens qui plombe ainsi encore plus la confiance dans la monnaie unique européenne. À la fin, la Guerre du Vietnam coula le dollar et non pas le mark allemand, qui restait tout aussi stable et désirable.
Tant que ces turbulences secoueront l'Europe, l'euro – sa monnaie de cours forcé – continuera de se déprécier. Difficile de dire à quel rythme et jusqu'à quel niveau. Les talents de pythonisse sont souvent de piètre qualité, mais peut-être devrait-on prêter l'oreille à Anton Boerner, le président de l'association des exportateurs allemands, qui table sur une parité du dollar et de l'euro pour la fin de l'année. Pour autant que, durant ce même laps de temps, le dollar ne s'effondre pas plus rapidement. Comme vont les choses, seuls conserveront ou augmenteront leur valeur l'or et d'autres métaux, qui n'ont pas, ni n'attendent, ni n'ont besoin d'une banque centrale qui les gouverne.