Les Raisins grecs de la colère”, par Nicos Panayotopoulos

Publié le 07 mai 2010 par Marx

ce texte a été publié sur le site Télérama

Au lendemain de la manifestation qui a vu la mort de trois personnes à Athènes, l’écrivain Nicos Panayotopoulos a tenu à faire parvenir un texte témoignage à notre journaliste Martine Laval. Nous vous le proposons donc. En lien, une rencontre avec l’auteur parue dans “Télérama” en 2004.

Martine Laval a rencontré Nicos Panayotopoulos en 2004 pour Télérama. Récemment, elle a souhaité reprendre contact avec lui, afin qu’il témoigne de l’état de son pays, la Grèce, aujourd’hui. Les tragiques événements qui ont eu lieu hier l'ont conduit à nous envoyer dès ce matin le texte suivant, accompagné d’un mail :

« Voilà Martine, après les trois morts d'hier soir, j'ai écrit ça... J' espère que c'est propre... Et j' espère que vous êtes encore au journal. Merci pour votre demande. A bientôt,

Nicos

P.S. L' histoire de mon oncle est vraie... »

Il a écrit ce texte à la manière d'un écrivain engagé dans son temps. Bravo !

Les Raisins grecs de la colère

J'avais un oncle dont les cheveux blanchirent en une seule nuit. C'est arrivé pendant l'occupation allemande, lorsqu’il apprit que l'un de ses nombreux frères avait été arrêté et qu'il allait être exécuté à cause de son engagement dans la Résistance. Quand mon oncle rendit visite à son frère, ils finirent en larmes dans les bras l'un de l'autre. L'un pleurait parce qu'il avait peur de perdre son frère, l'autre pleurait de n'avoir pas reconnu tout de suite son frère de 25 ans à la chevelure entièrement blanche.

De nombreux Grecs ont remarqué que les cheveux de notre Premier ministre ont blanchi au cours des six derniers mois. En un sens, c'est inquiétant. Un Premier ministre terrifié, ce n’est pas bien, surtout lorsque les choses tournent aussi mal.

Plus probablement, l'image des cheveux blancs du Premier ministre est une bonne métaphore de ce qui est arrivé à l'âme des gens de mon pays. Ils sont terrifiés. On ne le voit pas. Mais on le sait. On le sait, car la plupart des gens sont en colère. Ils sont en colère parce qu'ils ont peur, et c'est pour cela qu'ils ne savent pas contre qui ils sont en colère. Leur rage est aveugle, car elle est le produit d'un sentiment de pure panique. Ils enragent face aux politiciens, ils enragent face aux banques, ils enragent face aux riches, ils enragent même face aux Allemands, qui ont occupé la Grèce il y a soixante ans et qui, maintenant que la situation exige la solidarité européenne, se font prier et jouent la montre...

Dans le même temps, avec toute cette panique, une lézarde est réapparue sur le visage de la Grèce ; cette fissure devient plus profonde d'heure en heure... Cela n'a pas tant à voir avec la séparation traditionnelle entre la droite et la gauche, qui a divisé les Grecs pendant des décennies après la guerre civile. Cette fois, elle sépare ceux qui ont prospéré pendant les vingt dernières années aux dépens des autres de ceux à qui on demande de payer la fracture.

Il y a une comptine que l'on chante lors des anniversaires de nos enfants – elle dit : « Puisses-tu vieillir, que tes cheveux deviennent blancs... et que tout le monde puisse dire que tu es devenu sage ! » J'espère vraiment que notre Premier ministre est devenu plus sage au cours de ces six derniers mois. J'espère vraiment que lui aussi voit cette fracture qui divise notre pays. J'espère vraiment qu'après cet inévitable accès de rage, les choses vont se calmer, suffisamment longtemps pour nous permettre de gagner en sagesse... Juste assez sages pour voir que ce petit pays ne peut pas se permettre d'être à nouveau brisé en deux...

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Nicos Panayotopoulos