Le Magazine Littéraire, Mars 2010, Dossier Dostoïevski.
« Mais dites moi : pour vous convaincre que Dostoïevski est un écrivain, faudrait-il que vous lui demandiez un certificat ? Prenez seulement cinq pages de n'importe lequel de ses romans et, sans aucun certificat, vous serez tout de suite convaincue que vous avez affaire à un écrivain. » (Mikhail Boulgakov, Le Maître et Marguerite)
Mettre des bornes à Dostoïevski
Le numéro de mars du Magazine Littéraire consacre son dossier principal à Dostoïevski, sans raison apparente, pour une fois nul anniversaire, aucune commémoration n'auront été nécessaires. Toutefois, sans que cela soit évoqué clairement, il semble que l'on trouve beaucoup d'écrivains russes dans ce numéro, qui n'est pas « spécial » (deux inédits de Nabokov, un article sur Sorokine, un article sur Tolstoï, une page d'écrivain -assez convenue- sur le personnage de Raskolnikov...). Faut-il y voir un effet de l'année de la Russie en France ? Effet secondaire, alors ! Inscrit avec toute la discrétion précautionneuse des mêmes effets pour certaines pharmacopées ? Qu'importe !
Le dit dossier comporte de très intéressants articles (qu'on aurait souhaité plus consistants toutefois), en particulier celui de Jean-Louis Backès sur Nietzsche et son rapport à l'auteur des Frères Karamazov, ou bien encore celui de Pierre Assouline sur les difficultés de la traduction des oeuvres de Dostoïevski. Evidemment, nous sommes ici en bonne compagnie et on nous a signifié dès l'entrée du dossier les bornes que la convenance littéraire ne saurait dépasser : l'oeuvre de Dostoïevski « nous est indispensable « malgré tout ». Entendez : malgré tout ce qu'elle a suscité comme glose, nourri de digressions sur la folie, le mysticisme lorsqu'il a partie lié avec l'épilepsie... ; et surtout : « qu'importe s'il a cru en une Russie idéale... » (Pierre Assouline, p. 58) ! Voilà les bornes posées ; maintenant discutons sereinement ! Fort heureusement certains des textes présentés s'aventurent un peu au-delà de ses bornes, de toute façon, comment pourrait-il en être autrement lorsque l'on aborde cette oeuvre-là, cet homme-là ?
Lire le monde dans son écriture
« Je me suis contenté de porter à l'extrême ce que vous ne vous êtes jamais aventuré à pousser ne fût-ce que jusqu'à mi-chemin. » (F.M Dostoïevski)
Il a, en effet, porté à l'extrême un double exercice; en réalité, les deux phases d'un même processus : lire le monde à travers l'écriture ! L'excellent entretien accordé par Ludmilla Saraskina universitaire russe, spécialiste de Dostoïevski, apporte un éclairage admirable sur la réalité de ce double exercice et de son rôle dans la réalité visionnaire de l'oeuvre dostoïevskienne :
« Tout ce qu'il a annoncé est advenu. » (Ludmila Saraskina, p.69)
Pour ce faire, n'a-t-il pas fallu, qu'il les dépasse allègrement, et douloureusement, les bornes ? N'est-ce pas, très précisément, ce dépassement qui séduisit Nietzsche ? Et qui lui fit déclarer (malheureusement pour la « postérité » ) : « le seul psychologue qui m'ait appris quelque chose » ; quand Dostoïevski lui-même refusait ce qualificatif. L'immense philosophe, l'intense écrivain auront vu le nihilisme et l'auront reconnu, en pleine lumière... mais toute lumière projette une ombre ; ils n'auront pas scruté la même. Sur ce problème crucial il eu mieux valu, dans ces pages, pas d'analyse du tout qu'une succession de lieux communs.
De la même manière, dans l'article de P. Assouline sur les affres de la traduction de l'oeuvre de Dostoïevski pouvons-nous ne pas ressentir par trop les limites que se fixe une certaine morale critique. Il convient de ne pas dépasser les bornes d'une forme assez glaçante de littérature universitaire. Ces bornes-limites évitent ainsi de s'essayer à des interprétations profondes, elles seraient qualifiées d'extrêmes ou de déplacées, absurdités d'autodidactes. Ainsi, le dualisme de certains titres ne pourraient pas nous éclairer sur autre chose que les choix délicats des traducteurs. Les Démons ou Les Possédés... cette divergence dans la lecture traductrice d'une même oeuvre ne signifierait rien du point de vue littéraire en lui-même, il ne rejoindrait pas, ne ferait pas écho à cette fameuse « polyphonie », à ce processus de génie dont Dostoïevski usa tant et qui est, pour le coup, fort bien décrypté, au contraire, dans l'article de Karen Haddad-Wolting, « Le Sacre ou le sacrifice du personnage ? » (pp. 84-86) ?
Bref, un dossier, au final bien construit, puisque que dans le même temps, il peut enthousiasmer, interroger et agacer, porter plus loin le regard ou bien contraindre à se bagarrer avec des « gardes-chiourmes » trop zélés qui entendent vous boucher l'horizon...
Bref, encore, on se réjouira que ce soit le petit encart réservé au turbulent Vladimir Sorokine qui nous permette de porter plus loin notre regard en suivant le sien, celui d'un descendant littéraire du grand écrivain, descendant un brin révolté et sévère avec son aîné mais qui a le mérite insigne de vivre encore l'écriture comme un canal ou se mêlent les eaux des tourments personnels et des signes de l'histoire, qu'elle soit grande ou dérisoire...