J’aime bien les expositions fluides, où on navigue aisément d’une oeuvre à l’autre, comme en flottant. C’est le cas de celle des vidéos / photos de David Claerbout, à l’Espace 315 du Centre Pompidou, jusqu’au 7 Janvier. Mais d’abord, sont-ce donc des photos ou des vidéos ? Des images fixes ou mobiles, du temps ou du mouvement ?
La première oeuvre fait hésiter. Entrant dans la salle, derrière l’écran géant, on voit d’abord l’image par derrière, immense, on n’en voit qu’une partie, puis on passe de l’autre côté de l’écran. On est dans un immeuble moderne genre Playtime de Tati, à l’intérieur, des portes de verre nous séparent de la rue, d’une esplanade type Défense. Les ombres des montants de ces portent tracent un dessin géométrique au sol. D’abord, rien ne bouge, puis des gens tentent d’entrer dans l’immeuble, ils se heurtent aux portes de verre closes ; leurs ombres seules pénètrent à l’intérieur, puis ils s’en vont.
En fait, Claerbout est parti d’une photo architecturale anonyme, qu’il a coupée horizontalement en deux. Le bas est resté tel quel, statique, figé, immobile, inaltérable, mort. Le haut, reconstitué, ajusté est réel, en 3D, des hommes et des femmes peuvent y vivre, y marcher, mais se heurtent au mur de verre. Leurs ombres, pénétrantes, intrusives, menaçantes, sont le seul indice du temps qui passe ou plutôt qui ne passe pas, la seule marque de différence entre image fixe et image mobile. C’est Shadow Piece, de 2005.
Dans la première salle, Bordeaux Piece (2004) est une vidéo qui se passe dans la Maison Lemoine, construite par Rem Koolhaas en banlieue bordelaise pour le patron du journal Sud-Ouest devenu paraplégique après un accident de voiture. Trois personnages (homme mûr, jeune homme et jeune femme) récitent un dialogue qui, vite, parait familier : “tu aimes ma bouche ? tu aimes mes fesses ? donc tu m’aimes totalement ?” Ce sont de brefs extraits du Mépris, de Godard. La vidéo compend sept plans en une séquence de 11 minutes, qui se répète.
En fait, chaque plan a été tourné sans cesse du lever au coucher du soleil, toutes les dix minutes pendant un jour entier. Le plan suivant a été tourné un jour suivant, et ainsi de suite. Au montage, David Claerbout a assemblé en une séquence les sept plans tournés à 5h30, puis dans la séqunce suivante les sept plans de 5h45, et cela jusqu’aux palns tournés à 22h. Il y a au total 70 séquences, et le film dure 13h43.
Le film entier est donc impossible à voir du fait de sa durée et des horaires d’ouverture du musée. on ne peut pas voir les séquences les plus matinales et on doit se conteter des méridiennes, où la lumière est moins belle. il faut revenir à plusieurs moments de la journée (ce qui est malaisé, car le ticket du Centre Pompidou est à entrée unique : allez protester à la billeterie !).
En regardant le film pendant un moment on oublie rapidement l’histoire, les dialogues, on ne se soucie plus guère des acteurs (encore qu’ils aient l’air bien fatigués en fin de journée). Au bout d’un moment, on ne voit plus que la lumière, dans la maison, sur le paysage. Tout est artifice d’assemblage, de montage, de construction de l’image-temps. Le fonds annule l’histoire. La lumière structure tout, devient le film lui-même, la réalité même.
Il y a trois autres oeuvres dans cette exposition. La vidéo mélancolique “Long Goodbye” montre une femme filmée à la dérobée dont, une fois découvert, le cinéaste voyeur s’éloigne; l’image s’obscurcit alors et peu à peu disparaît. ”The Stack” montre le jeu du soleil couchant à travers des piliers de béton soutenant une autoroute : le temps se déroule pendant 36 minutes, son flot se traduit dans la lumière, dans l’image. Le clochard qu’on discerne à peine au premier plan n’est qu’un élément secondaire de contraste. Enfin, “Sections of a happy moment” est une série de 180 photos d’une famille chinoise jouant au ballon au milieu d’une glaciale architecture HLM; prises de 180 points de vue différents, elles montrent ce bonheur stéréotypé sous contrôle vidéo.
Tout ici touche à la durée, au temps, figé, déconstruit, reconstitué et à la lumière qui le rythme.
Je parle de cette exposition sur Radio Libertaire au moment où je mets ce billet en ligne (lundi entre 9 et 11h, dans l’émission MUZAR animé par Nathalie McGrath sur 89.4)